lundi 10 décembre 2007

… continue (9)

« Comme le matelot recraché par les flots en furie, l'enfant gît à terre, nu, privé de la parole, rien ne l'aide à vivre sitôt que le travail de la nature l'a tiré du ventre de sa mère et jeté sur les rives du jour » (Lucrèce). J'ai eu, à mon tour, cette phrase à lire, cent fois, même en latin, et je ne serais pas plus surpris que ça de tomber un matin sur une poupée vivante parmi ces petits corps de celluloïd que la mer rapporte en hiver. Lucrèce est un auteur parfait : on ne sait rien de lui et un seul manuscrit de son grand livre est parvenu à traverser le discrédit, la calomnie et l'oubli. Nous partageons certains livres vitaux qui valent des duodénums ou des cervelets, sans trop savoir à quoi ils servent ni ce qu'ils déterminent en nous. Dans l'univers sont répandus çà et là de la chlorophylle, de l'urée, de l'alcool éthylique, des parfums délicats. Et Lucrèce : « Serait-ce que je crois que la vie était là gisant dans les ténèbres et dans l'affliction, jusqu'à ce qu'ait pointé, génitale lueur, l'origine des choses ? » Le « panprotopsychisme » de la matière est un terme qui court les laboratoires : la conscience est peut-être ce qui gouverne le comportement des systèmes quantiques. Danko Georgiev a 27 ans, jeté sur les rives du jour à Varna, Bulgarie, il mène des recherches en neuroscience moléculaire au Japon. Il étudie les molécules d'eau dans le cytosquelette des neurones et les photons évanescents. Where is mind ? The hard problem. Beaucoup s'intéressent à ces molécules d'eau ordonnée. Elles sont aussi dans les microtubules qui contrôlent la mitose cellulaire et la formation des jeux de chromosomes. Bientôt nous saurons. Nous partagerons des idées bouleversantes sur la vie, la mort, l'esprit, l'engendrement.

« Nous en venons naturellement, nous Occidentaux modernes, à croire que nous avons un moi comme nous avons une tête ou des bras, que nous avons des profondeurs intérieures comme nous avons un cœur et un foie… Qui d'entre nous peut croire que notre pensée se situe ailleurs qu'au-dedans, « dans l'esprit » ? Cette localisation a eu un commencement dans le temps comme dans l'espace et pourrait avoir une fin » (Charles Taylor). Homère plaçait l'intelligence dans les poumons et le « cœur touffu » (l'arbre bronchique). Les flûtistes n'en avaient guère : elle s'envolait avec le souffle. Respirer, c'était « boire le ciel ». Pourquoi séparer le monde dans lequel on vit et celui dans lequel on pense ? Notre cerveau et l'univers se partagent ce qui est, dans toutes les dimensions du temps : de la conscience. Ils mettent en commun tous les possibles. Le principe anthropique fort de Brandon Carter revient en arrière : « L'univers (et donc les fondamentaux dont il dépend) doit être tel qu'il admette la création d'observateurs en son sein à une étape donnée ». Qu'il admette un moi dans sa poitrine en expansion !

Quand j'ai été, à mon tour, « jeté sur les rives de la lumière » (in luminis oras), un jour d'été, au soleil de midi, neuf fois plus d'oiseaux passaient et chantaient dans le ciel. Bien davantage en remontant le temps. On en trouve des volées dans la littérature. En – 414, Néphélococcygie, l'immense cité des oiseaux d'Aristophane. Au douzième siècle, les troubadours avaient du mal à se faire entendre s'ils ne fermaient pas la croisée. L'American Acclimatation Society voulut un jour introduire dans Central Park toutes les espèces d'oiseaux qui passent dans Shakespeare, cinquante-six en plus de six cents apparitions (dont l'étourneau sansonnet, la starling aperçu dans « Henry IV », qui a envahi par millions le territoire jusqu'au Pacifique).

La prose de Chateaubriand est toute enchantée d'oiseaux. Elle va, revient, descend, remonte : il écrit comme évolue un oiseau de mer. Il voit arriver les cinq oiseaux qui annoncent le printemps : l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille, le rossignol. Qui a vu, libre, cette année, un des quatre derniers ? Les bécassines, les sarcelles, les flamants roses, les martins-pêcheurs s'envolent de ses pages. Les oiseaux migrateurs occupent tout un chapitre : il se raconte. Paracelse : la nature doit être parachevée par l'être humain. Parachever n'est pas exterminer. Toute la vie de Chateaubriand découla d'un vers de Lucrèce « que je traduisis, dit-il, avec tant de vivacité que M.Egault [son maître de latin] m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques ». C'était l'ouverture du premier chant, l'hymne à Vénus qui conçoit tout le genre animé, Aenadum genitrix, hominum divomque voluptas, « volupté des hommes et des dieux ». Aujourd'hui le latin ne sert plus qu'au commerce en gros de poissons. Le saint-pierre est un John Dory en anglais mais un Zeus faber dans le monde entier. Le Salmo salar des emballages de saumon fumé n'est pas le saumon rose du Pacifique (Oncorhynchus gorbuscha). Pas d'erreur de marchandise autour du globe. Le nouvel empire de Rome.

Chateaubriand en pleine mer, entre Saint-Pierre et la Virginie, loin de l'abbé Egault : « Je ne pouvais me rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide… Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux ».

Lucrèce (pour le laisser là), c'est la suite de « l'origine des choses ». « Bien sûr, une fois né, chacun veut forcément rester en vie, tant que – blanda voluptas – la tendre volupté le retiendra. » Quelle avait été la vive traduction de l'écolier malouin ? La brume monte sur l'océan, c'est un ancien nom de l'hiver car le jour y est plus court, brevissimus, et ses rives plus étroites. Un jour nous regretterons notre ignorance.

mardi 20 novembre 2007

La vie continue…

Quand il était jeune (avant la barbe), Tolstoï était persuadé que rien n'existait en dehors de lui. Les objets ne faisaient une brève apparition qu'au moment où il leur prêtait attention. En marchant, il se retournait parfois brusquement ou lançait des regards rapides à droite et à gauche pour, disait-il, « saisir le néant par surprise là où je n'étais pas ». En prenant de l'âge, il laissa croître le poil de ses joues et limita son champ de vision. Longtemps (et encore) des cultures se persuadèrent que la barbe sort du cerveau comme d'une source.

Biologistes, paléontologues, généticiens parlent bien aujourd'hui d'états virtuels soudain actualisés, de formes potentielles, de grands gisements d'ordres spontanés. Ce qui est ne va pas de soi. Il y a eu Anaxagore (les phénomènes sont la vue des choses invisibles). Il y a eu Berkeley
et le problème des corps extérieurs (« C'est toujours moi que je vois, que je sens… »). Le vin perçu est le vrai vin (§ 84 des Principes). 100 livres sterling furent promises en 1847 par Collyns Simon dans son Immatérialisme Universel, sur la Nature et les Eléments du monde extérieur à qui réfuterait Berkeley (somme augmentée de 500 livres en 1850), elles ne furent jamais attribuées. Si la matière n'existait pas, l'évêque George Berkeley la percevait. Son corps lui posait une question ardue. Et il était attaché à la vie. Il demanda à n'être enterré que cinq jours après qu'il paraîtrait mort, dans le cas où il ne le serait pas. D'ailleurs sa famille le crut pendant de longues heures endormi. La population d'Oxford arracha un à un, comme reliques, tous les poils de sa tête.

Les violons, le chocolat, les champs de lin, les fêtes de noël, la cotte de maille, le disque dur, la soupe de poisson, l'heure qu'il est, le robinet qui goutte, la peine de mort, les réverbères, les faux billets, les pixels, le temples mayas, les télescopes spatiaux, les mouchoirs en papier, tout le catalogue du réel introduit par l'homme n'y change rien. Est-il né celui qui empochera les livres sterling de Collyns Simon ? Les Psylles, un peuple de Lybie, partirent en guerre contre le réel : le vent du sud (le sirocco) qui les recouvrit de sable. Le Sahara est une mer asséchée.

Dans les rouleaux des îles Hawaii, un surfeur, Anthony Garrett Lisi, qui est aussi moniteur de snowboard, vient de proposer à la communauté scientifique (ArXiv.org) « Une théorie du tout exceptionnellement simple ». L'adverbe vient de sa base mathématique, « le plus grand groupe de Lie complexe de type exceptionnel ». Elle stupéfie par sa beauté formelle. Et ainsi pour l'instant ne convainc pas. Le surfeur possède un doctorat et travaille depuis dix ans sur ses équations, mais il attend « de la vie des plaisirs intenses » qui ne se trouvent pas dans les laboratoires.

Le possible n'a jamais senti le parfum de l'existence (Ibn Arabi). Quand il était jeune, Zola, le réaliste, n'avait pas de quoi manger et il s'achetait des bouquets de pois de senteur.

Le réel. Une vague quantique imperceptible qui déferle dans les microtubules du cerveau et contrôle dans chaque cellule du corps la répartition correcte du matériel génétique ? Des photons évanescents qui se propagent à une vitesse infinie (au moins six millions de fois celle de la lumière) ?

Chaque mot pensé, dit, écrit, hâte le temps. Le temps pressé – c'est là son rôle – d'arriver à une sorte de divinité (pas un barbu) créée par l'intelligence. Les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière (Bergson).

Mais les bonhommes de neige, les îles flottantes, les goélettes, les bougies d'anniversaire, les records du monde, les bouchons de champagne, l'interdiction de fumer, les bouquets de roses, la chair de poule, les rimes riches, les yeux de Gene Tierney, les romans de Tolstoï ? L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie (Bergson).

Quelle raison perdue a rapproché le nom de l'eau et les pronoms interrogatifs : Water and what ? Wasser und was ? Aqua aquis, qui et quoi ? Pourquoi Eve (ewe, l'eau) et le fruit de la connaissance ? Vincent Priessnitz (1799-1851), un paysan de Silésie, voyait dans l'eau le moyen direct d'accès au cœur de la nature humaine. Il plaçait les dames, complètement nues, sous une chute d'eau. Un jour, l'eau des vagues de l'île de Maui (où surfe Garrett Lisi), après avoir circulé des milliers de fois dans l'atmosphère se retrouvera dans une pomme juteuse ou, sous une forme ordonnée, dans les microtubules des neurones.

Et comme il paraît bien clair que l'homme sera intelligent, puisqu'il est démontré que nous ne le sommes pas encore, il ne nous reste plus qu'à soumettre notre espèce de raison à un examen critique, afin de nous rapprocher quelque peu et par nos propres forces d'un être vers lequel notre évolution nous propulse avec une lenteur désespérante (Manuel de Diéguez, Une histoire de l'intelligence).

L'arc-en-ciel : de la lumière, un reste de pluie et la position personnelle de notre regard. Toutes les choses sont des arcs-en-ciel. Elles n'existent que si je les vois. Ou bien vous. Berkeley disait qu'un arbre ne fait aucun bruit en s'effondrant si personne n'est là pour l'entendre. Ni une vague. Ni un article.


lundi 5 novembre 2007

…Continue.

…Continue (7)


Il pleut, la nuit tombe. La mer se cache, toute proche, nue et tremblante, on l'entend respirer. Nul n'a encore donné la définition du réel. Descartes a eu besoin de six Méditations (574 pages en édition de poche) pour se persuader d'apporter la preuve de l'existence des choses et démontrer la distinction réelle entre l'âme et le corps. Quelqu'un appelle au loin avec des mouvements de bras. Il existe encore des hommes, dans des contrées isolées, chez qui le geste accompagne si nécessairement la parole que la nuit, pour se faire comprendre, ils sont obligés d'allumer un feu. Une partie du mind-body problem qui a envahi les laboratoires et les siestes des philosophes.

Dans l'école qu'il avait ouverte à Isnaïa Poliana, Tolstoï enseignait aux fils de paysans l'absolue impossibilité d'expliquer le sens d'un mot. Le Trésor de la langue française donne une étrange définition du réel : ce qui n'est pas un produit de la pensée (tandis que sa définition en est un). Les Kazakhs expliquent-ils les mots aux aigles à qui ils apprennent le langage humain (pour la chasse au lapin) ? Le maître corbeau sur un arbre perché qui appelait sa femelle : come on ! était-il loin de comprendre le sens de ses mots ?

Orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, dédain, arrogance, insolence, gloriole, présomption, outrecuidance : à cette liste dressée par Voltaire pour détailler une attitude bien partagée, Antoine-Augustin Cournot ajouta la vanité, l'amour-propre, la suffisance, la forfanterie… tant il lui paraissait que seule la multiplication des signes pourrait corriger l'imperfection radicale du langage. Fatuité, infatuation, enflure, immodestie, rengorgement.

Chez les premiers hommes, le langage était un des meilleurs morceaux du réel, ils le prenaient dans leurs mains comme un bloc d'argile, ils le léchaient et mordaient dedans. Ils en faisaient des statuettes. Les mots qui sont beaux comme des menhirs (Léon-Paul Fargue).

Larousse : Ce qui existe effectivement. Robert : Les choses elles-mêmes ; les faits réels, la vie réelle, ce qui est. Le boson de Mr. Higgs grâce auquel on se verse un verre d'eau, on se cogne aux murs, on caresse la chair plus tendre que poussins, pourrait être observé avant la fin de l'année. Le réel gît dans les choses et dans la pensée. La pensée va aussi découvrir son boson, son agent de transmission, celui qui permet la recherche du premier et la création de la réalité dans le cerveau. L'idée de la rose. Elle les unifiera dans une belle formule.

L'homme descendait des sirènes. L'Entretien sur la diminution de la mer de Benoît de Maillet, appelé Telliamed (son nom inversé), avait eu l'année où Diderot publiait ses Bijoux indiscrets, l'intuition que l'espèce humaine était sortie de la mer. Anaximandre était passé par là (l'homme du commencement ressemblait à un poisson). Pourquoi les hommes, contrairement à tous les autres mammifères terriens, ont la graisse attachée à la peau ? A cette question, Sir Alister Hardy (1896-1985) répondit par son singe marin. L'Aquatic Ape Théory a été reprise par une féministe, Elaine Morgan. Irritée par l'utilisation du nom d'homme pour désigner à la fois le mâle et l'espèce, elle a réécrit l'histoire de l'évolution avec le prénom féminin elle (she).

Il arriva alors que la singe sortit de l'eau et qu'elle s'installa sur le rivage où elle tailla ses outils dans le silex, le sable de la plage (si désiré par les foules) n'étant que la sciure et la poussière de cette entreprise. Un million d'années, c'est le temps compté pour le premier biface (abbevilien). Et pour le premier caillou jeté. Il a traversé le langage. Projet, caillou jeté au loin. Rejet, caillou jeté en arrière. Trajet, caillou jeté au-delà. Sujet : caillou jeté sous (vassalité). Objet : caillou jeté devant les pieds. On jetait beaucoup. L'intelligence s'en occupa. Jeter dans : l'emblème. Jeter ensemble : le symbole. Jeter à travers : le diable. Et, dans les mots grecs, la parabole, le jeter à côté, la comparaison, qui donna, par les curés, la parole.

Les outils de la pensée restent des bifaces (signifiant/signifié et autres). Le réel est une des possibilités du langage. Ah vous voilà arrivée, car j'ai vécu de vous attendre et mon cœur n'était que vos pas. Il pleut. Un impersonnel. Personne ne pleut. Mélodies dans la tête. La chair plus tendre que poussins vient du Roman de la rose.

lundi 22 octobre 2007

…Continue

Le calme de la mer par beau temps et le rire ont été deux mots très proches. Dans tous les deux se trouve un éclat de soleil, une joie qui illumine. La pupille était de la famille, la flamme de la prunelle. Reflets, rayonnements : le chemin le plus court et le temps le plus prompt. Le principe de moindre action pour la lumière vaut pour la beauté. Elle arrive dans un visage quand rien n'a contrarié son arrangement. Je ne suis pas sûr. Un lacet défait, un ongle cassé, une vessie trop pleine : une idée perdue.

Marcher me fait toujours penser à une phrase de Don DeLillo : « On fait de longues promenades qui sont comme des épisodes de romans français ». Ce n'est pas un compliment : moins de nostalgie que de dérision. A la page suivante il parle de son « envie d'errance solitaire dans une sorte de vacuité européenne ». Les phrases s'attrapent comme un rhume. Les mélodies aussi, les opinions, les certitudes, les illusions sont partagées. Mais le privilège va à ce qui ne se met pas en commun. L'exemple de l'employé municipal de Crémone payé pour jouer tous les matins du « Crémonèse », le stradivarius que possède la ville. L'exemple d'Hélène.

Eschyle évoque à propos d'Hélène la surface lumineuse de la mer. Elle est la lumière du matin. Qui brille encore dans la Lena Grove de Lumière d'août. Elle est « la toute belle chose » d'Euripide. Née pour perdre les vaisseaux, envoyer les vivants chez Hadès, dans l'Invisible. Quand une voile s'éloigne de la côte, la courbure de la mer la fait disparaître au regard. C'est une sorte d'enlèvement. Enlever et être enlevée, Hélène le porte aussi dans son nom. Il y a quelques petits siècles les Français croyaient encore descendre de Francion et de ses compagnons qui avaient quitté Troie en flammes. Ou bien qu'ils avaient été les ancêtres des Troyens, dompteurs de cavales. Pour venger leur cité anéantie, ils allèrent, pendant les stupides Croisades, détruire la statue d'Hélène à Constantinople.

Nous naissons prisonniers d'une époque, d'une ignorance, mais notre temps de vie est le bon moment pour profiter tranquillement de l'existence. Xerxès pleura en regardant son armée franchir l'Hellespont « puisque personne, parmi ces soldats, qui sont si nombreux, ne sera encore là dans cent ans ». L'armée mit sept jours et sept nuits pour traverser, un million sept-cent mille hommes, compte Hérodote. Selon Roger Penrose, le mathématicien d'Oxford, une vie humaine (1010 secondes) est « presque aussi longue que celle de l'univers » (1020 secondes). Une échelle logarithmique, évidemment, mais la manière de voir « la plus naturelle quand on a affaire à des rapports de grandeur énormes ».

Dans une page comme celle-ci, avec une échelle appuyée sur la durée du langage, on verrait un rectangle de rangées de vigne, on tiendrait une grappe de raisin dans la main (karpos, le fruit, et aussi la partie, entre le poignet et les doigts, qui le saisit). Les mots sont devenus plus difficiles à cueillir. Un responsable de la maison Larousse : « Lorsqu'on trouve dans un autre ouvrage un même mot et la même définition, c'est qu'il y a plagiat ». Un marchand de lourds dictionnaires affirme qu'aucun mot ne peut recevoir une définition stable et immuable. Toutes langues confondues, il existerait 6.000.000 de mots, autant que d'espèces animales encore vivantes. Louis Agassiz, paléontologue, géologue, ichtyologue, considérait que les espèces étaient les pensées individuelles de Dieu incarnées pour que nous puissions connaître son message. Il n'accepta jamais le darwinisme. Sait-on quel message étaient venues transmettre les 1700 espèces réunies dans ses Recherches sur les poissons fossiles ? On le connaît maintenant. Le message est : la nature soutient de préférence l'intelligence.

C'est ce que dit Haikouella lanceolatum, une gracieuse créature de deux ou trois centimètres apparue il y a 530.000 millions d'années et découverte emprisonnée dans des schistes du Yunnan par l'équipe chinoise de M. Chen. Toutes les souches
animales apparurent d'un coup dans « l'explosion du Cambrien » (sauf les minuscules Bryozoaires). Mais il manqua longtemps une trace des vertébrés. L'ancêtre de l'homme, supérieur à tous, ne pouvait apparaître avec les arthropodes et les mollusques et seulement au bout d'une longue évolution. Avant le Cambrien, des bactéries, rien que des bactéries – quelques humbles éponges. Et soudain tout le monde est là. Des tentacules, des pinces, des dents : la prédation commence. Les tueurs règnent : Anomalocaris, le Nautiloïde, le Scorpion marin géant.

L'empreinte dans la pierre, aussi précise qu'une photographie, montre deux jolis yeux ronds de part et d'autre d'un cerveau bilobé, des fibres musculaires, un cœur, un œsophage, une « chorde neurale », de quoi se reproduire, pas encore de squelette. Comment la tendre Haikouella, qui portait les espoirs des poissons, des amphibiens, des reptiles, des oiseaux, des mammifères, comment avons-nous survécu aux extinctions ? Loterie, disait S.J. Gould. L'homme était si improbable qu'il est seul dans l'univers.

M.Chen prit son Haikouella dans sa main et clama : le dernier grand tournant dans la marche vers l'humanité ne s'est pas produit à la fin du processus évolutionnaire, mais au début. La seule sélection naturelle et les mutations auraient perpétué sur la Terre un monde de bactéries. M.Chen a une autre explication. Il parle d'Harmonie entre les formes de vie. L'évolution n'est qu'une religion – ou une politique – occidentale.

Haikou est un nom de ville mais le petit animal qui privilégia le cerveau était un véritable haiku. Un éclat de lumière, la vive saisie du présent, la brièveté de la réponse. La pensée commença à devenir sa nature. Le chemin le plus court et le temps le plus prompt.

Notre chair : voyelles sur le squelette des consonnes. Pour survivre les jeunes Perses apprenaient trois choses : monter à cheval, tirer à l'arc et savoir dire la vérité.

jeudi 11 octobre 2007

Continue…


Les douze verbes les plus employés, les douze premiers désirs partagés (être, avoir, faire, dire, aller, voir, savoir, pouvoir, falloir, vouloir, venir, prendre) sont tous irréguliers. Depuis si longtemps décisifs pour l'existence, le désir et la liberté personnelle, ils ont conservé des formes disparues. Je vais, j'irai, j'allais : une collection d'anciennes formes latines (vadere, ire, peut-être ambulare). Les mots sont utilisés sans comprendre ce qu'ils sont, ce qu'ils ont, ce qu'ils font, ce qu'ils disent, où ils vont, ce qu'ils voient, savent, peuvent, ce qu'il leur faut – c'est-à-dire ce qu'il leur manque – « falloir » appuyé sur « faillir » – ce qu'ils veulent, pourquoi ils nous viennent et ce qu'ils nous prennent.

La main qui déroulait un bas nylon sur une jambe jusqu'aux boutons de la jarretelle ne se préoccupait pas des liaisons hydrogènes qui lui donnaient sa douceur et sa résistance. Marilyn Monroe pensait-elle à ce qui se passait dans les mitochondries des cellules bienheureuses de ses cuisses ? Qui s'occupe de descendre en lui-même jusqu'à l'atome, le champ de particules, et l'Océan de Planck, dans le présent infini du monde, le tout à la fois que personne ne parvient à penser ni à dire et qui se manifeste dans la singularité ?

Comme la nationale 7 menait plus sensuellement à la mer que l'autoroute du soleil, comme la 66 étendait la Mother Road de Chicago à San Francisco
dans de plus vastes prairies que les quatre voies de l'Interstate 40, la Route de la Réalité emprunta un jour les chaussées à sens unique du dualisme. « The Road to reality. A complete guide to the laws of the universe, Roger Penrose. Traduction française, A la découverte des lois de l'univers. La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique. « La future Bible de la physique du XXIème siècle ». Mille et cent et quelques pages. A l'avant dernière, après avoir déployé, théorie par théorie, les étendards de la science, Penrose lâche que « nous ne sommes pas sur la route de la réalité ».

Nous roulons sur Mulholland Drive. A quelques courts millimètres, quelques brèves secondes de la réalité, mais dans le mystère de la nuit. Pourtant, Penrose est, parmi les vivants qui ont enseigné et publient, celui qui en est le plus proche. Penrose is Penrose is Penrose. Il sait. Il échoue à le dire. Bientôt, la route de la réalité ne séparera plus, avec des rails de sécurité, la physique et l'esprit. Il lui faut un concept, une idée simple, « quelque chose que personne n'a vu ». Penrose prédit qu'une femme la verra (il est devenu difficile d'en rester à un homme pour une telle annonciation).

Quelle est cette côte, mes amis ? – C'est l'Illyrie, madame. Tempête shakespearienne et naufrage. Viola déguisée en Cesario. Quand Sébastien sort de son tombeau marin il se retrouve devant lui-même, une pomme coupée en deux : Antonio – « Comment avez-vous pu vous dédoubler ainsi ? »

Entremêlements, symétries, corrélations, probabilités. Cela se passe là-dedans. Qu'est-ce que l'intelligence ? Et la matière ? Les probabilités, oui, non, peut-être. La matière de l'âme (Plotin). Oui, non, peut-être pas. La chance. C'est par la chance que ça a commencé.

Pourquoi Penrose n'a-t-il pas trouvé l'idée simple ? La science est devenue rédactrice en chef de la pensée depuis que Kant renonça à nommer Hauptwissenschaft la métaphysique. Laquelle – pour les physiciens – en est restée à Platon. Penrose : « Il semble que le monde physique s'évapore davantage, pour ne presque plus nous laisser que les mathématiques », ordre ultime de la réalité, arrangement harmonique de l'Ame du Monde (Timée). A quoi un mathématicien, qui a occupé la chaire Rouse Ball à Oxford, ou son partenaire Stephen Hawking, titulaire de la chaire lucasienne à Cambridge, reconnaît-il la vérité d'une formule mathématique ? A son « extraordinaire beauté ». Chercher dans Phèdre, à l'ombre d'un platane, un jour de forte chaleur.

On ne sait même pas pourquoi les beaux zèbres dualistes sont rayés. On en est à six explications. 1/ La reconnaissance par les mères de leurs petits zèbres (ou l'inverse). 2/ Un code barre (reconnaissance entre groupes). 3/ Invisibilité individuelle aux yeux des prédateurs. 4/ ou aux yeux des mouches tsé-tsé. 5/ Ventilation : les rayures noires attirent chaleur et lumière, les rayures blanches réfléchissent, ce qui crée un courant d'air. 6/ Auto-organisation, comme les peaux de vaches tachetées, les cristaux de glace, les cellules hexagonales des abeilles, la formation des bancs de poissons. Une septième : éloge de l'ombre et de la lumière. Je ne cite pas.

Pour quelle raison scientifique une solution scientifique serait-elle impossible ?

lundi 1 octobre 2007

(La vie) continue…

Au cours d'une nuit, alors qu'il traversait cet océan, Eddington, sir Arthur Stanley Eddington, l'astrophysicien qui confirma la théorie de la relativité, calcula le nombre des protons contenus dans l'univers : « Je crois qu'il y a 747 724 136 275 002 577 605 653 961 181 555 468 717 914 527 116 709 366 231 425 076 185 631 031 296 protons dans l'univers et le même nombre d'électrons. » Sa conviction était que l'on peut déduire les lois de la Nature par la seule pensée. Il avait extirpé de l'ignorance la constitution interne des étoiles. Pour qu'un être vivant soit simplement capable d'y songer, l'univers devait au moins avoir dix milliards d'années et mesurer dix milliards d'années-lumière, de vieilles étoiles devaient avoir explosé pour disperser les éléments lourds indispensables à l'existence d'une vie consciente et curieuse.

Un soir de printemps, trois hommes marchent sur la plage d'Ostie. Ils discutent des conditions nécessaires au bonheur parfait. Ce sont les Nuits Attiques, écrites au deuxième siècle et qualifiées aujourd'hui de « blog antique ». L'auteur, Aulu-Gelle, n'est connu que par son nom, il parle de tout ce qui vient à son désir de parler : l'attachement d'un dauphin à un enfant (ils partagèrent la même tombe), l'introduction de la lettre h dans l'alphabet (elle donna corps et éclat à des paroles par une aspiration), la vertu du nombre 7, l'interdiction faite aux obèses de monter à cheval. Il montre ailleurs comment le sens du mot obèse, qui d'abord signifiait « rongé », « miné », « maigre », « anorexique », devint à l'époque impériale « qui ronge », « qui dévore » : « gras ». Ce que l'on croit connaître n'est jamais assuré par les mots qui le font savoir.

Les trois amis cèdent la partie aux étoiles et rentrent se coucher. Dix-huit siècles après leur promenade, le corps de Pasolini assassiné était retrouvé sur cette plage d'Ostie, un matin de novembre. Un autre écrivain latin, de la même époque, l'apogée de l'empire (Minutius Felix), décrit la promenade de trois nouveaux amis. Ils quittent Rome à l'aube pointue et suivent une rive du Tibre jusqu'à Ostie. « Nous éprouvions une extraordinaire volupté à laisser sur le sable une légère empreinte de nos pas. » Ils discutent de la vérité métaphysique, que peut-on savoir du ciel ? Sur la plage, ils observent des enfants qui font rebondir sur une mer calme des tessons de terre cuite polis par les vagues. Ils s'assoient sur un muret, saisis par la pureté de ce jeu et l'innocence des joueurs. Le geste du lancer est minutieusement décrit, si bien que le texte a été proposé à une des dernières épreuves du bac de physique/chimie : Comment faire des ricochets sur l'eau (« donner l'exemple de l'énergie mécanique DE de la pierre à l'instant de date t dans le champ de la pesanteur » : une autre époque).

« Cum eximia voluptate molli vestigia cedens harena [voilà le h] subsideret ». Ce n'est pas un astrophysicien qui va calculer la part de volupté à l'œuvre dans l'univers, quelle que soit son origine.

Les liaisons de pensée, elles nous relient. Ostie, la plage finale de la Dolce Vita. Laura Betti (l'amie, la compagne, l'accompagnatrice prochaine de Pasolini) appelle : « Venez voir, ils ont pêché un monstre » et, de l'autre côté d'un bras de mer, la voix inaudible et le visage souriant d'un ange. Laura Betti qui souffrit d'obésité. Morte il y a trois ans. Heureux qui a connu ses spaghettis divins.

« Nouvelles » ne veut pas dire nouvelles et « ordinaires » ne signifie pas ordinaires. Le prétendu premier journal, la Gazette de Renaudot, est venu après les Nouvelles ordinaires de divers endroits, de Jean Martin « sur le pont St-Michel, à l'Ancre double », et Louys Vendosme, dans la cour du Palais, à l'enseigne « A la ville de Venise ». Appuyé par le Conseil du roi, Renaudot, avec son plagiat, obtient le privilège exclusif et inaugure ainsi l'histoire générale de la presse française. « Ordinaires » ne raconte pas l'habituel, l'opposé de l'extraordinaire, mais ce qui est mis en ordre, l'enchaînement, le courrier à date fixe, la continuité. « Nouvelles » désigne ce qui vient de pousser, qui est jeune, récent, le nom du journal (ce qu'un œil peut lire en une journée) avant le mot de « journal ».

Et ce n'est pas la vie qui continue. La vie est sans continuité. Nous parvenons à la partager grâce à cette certitude.

lundi 24 septembre 2007

Continue…

Tout le monde a marché au bord de l'océan. Des phrases, anciennes ou toutes fraîches, roulent avec les vagues : « Le savoir n'est pas conquis par l'effort humain sur une nature qui ne ferait que s'offrir passivement comme objet, il fait partie d'une stratégie de la nature elle-même qui désire accéder, à travers l'homme, à quelque chose comme la conscience de soi ». Déferlement, écume, puces de mer. La phrase est de Sénèque, De Otio, je laisse le titre latin parce que c'est un mot qui n'a plus d'équivalent. Seule a survécue sa négation, le négoce, la recherche du profit pendant le sommeil et dès l'ouverture des paupières. Le sommeil, dans la liste du partage. Nul ne connaît son pourquoi. Le rhume, le lacet défait, la honte, les ongles, les cils. Une autre phrase : « C'est l'Intellect qui a besoin de ton corps comme objet, qui fait cette expérience et qui la communique à l'agrégat ». Lui, c'est l'Anonyme d'Oxford. Ou de Giele. Qui était-il ? Perdu dans la foule (qui viendrait penser en nous ? Ou bien serions-nous ce qui est pensé ?). Partageons-nous la même pensée comme les abeilles le miel ? Le bonheur est-il une couverture commune que chaque endormi tente de tirer à lui ? De qui sont les phrases ? Averroès, le cadi de Cordoue, ignoré chez lui : Les éditions de ses œuvres sont une traduction latine d'une traduction hébraïque d'un commentaire fait sur une traduction arabe d'une traduction syriaque d'un texte grec. Les vagues, les pensées, ont porté ses deux intellects, l'un susceptible de devenir toutes les choses en les pensant, l'autre rendant ces choses intelligibles.

Les puces de mer sautent, sautent, vivent, s'enfouissent. Carnéade de Syrène n'a rien écrit, les écrits de ses disciples ont péri, il n'est connu que par de brefs emprunts dans des traités qui nous sont parvenus très lacuneux (je parle de mémoire incomplète). Or, on lui attribue une des plus fines théories de la connaissance. Sénèque, le précepteur de Néron et qui se trancha les veines sur l'ordre de son élève (parangon de la pédagogie), Dumas est allé voir sa maison natale à Cordoue (elle était devenue maison close) parce qu'il avait prédit la découverte de l'Amérique, là-bas de l'autre côté des vagues. « Viendront avec les années des temps où l'océan relâchera les barrières des choses, où Théthys dévoilera de nouvelles contrées ». Célèbre élucubration. Sénèque, c'est vrai, est aussi le nom d'un peuple iroquois.

Théthys, qui épousa son frère Océan. Le soleil allait dormir chez elle. Quelqu'un a comparé l'eau qui se trouve dans le cerveau à l'océan traversé par les caravelles des découvreurs du Nouveau Monde. Une autre phrase : « L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie » (Bergson, Energie créatrice). Rien n'avance, je marche sur la laisse de l'océan, un miroir quand la vague se retire, à perte de vue, aussitôt terni. Les archives de Venise (une partie) s'étendent sur soixante kilomètres de rayonnages. Qui va les lire ? Qui va marcher en lisant pendant soixante kilomètres ? Nous ne savons rien, tout ce que nous avons pu savoir est oublié, tout ce que nous saurons est inconnu. Un seul des grains de sable collés sur mon pied est, par son état quantique, enchevêtré à celui de l'univers. 340 millions de neutrinos quittent mon corps chaque jour à la vitesse de la lumière. Une phrase : Alexandre d'Aphrodise donne pour rôle à l'homme celui de capteur (trappeur, percepteur, quêteur) du monde matériel et d'expéditeur vers l'Intelligence qui doit disposer d'une succession ininterrompue d'images sensibles. Le cerveau émet des photons par milliards qui se propagent dans l'univers à « temps zéro » : à vitesse infinie. Rien de cela ne dit rien encore. Ne peut pas le dire. Le langage le dissimule (dit-on). Et les chiffres. Google est un nain. Googol, le nombre, est d 10^100. Le nombre d'Holderness est de 10^70.000.000.000. 000. Il représente le nombre d'idées que pourrait avoir un cerveau humain. Je ne peux jamais m'empêcher de ramasser des coquillages dont je ne retiendrai jamais le nom. Beaucoup de mots sont comme les nuages, en permanence défaits à l'avant et renfloués à l'arrière. Le réel n'est pas dans les choses. D'autres particules, d'autres champs s'entremettent, s'entremêlent (Je les appelle des cogitons ! d'autres ont leurs corticons). Beaucoup de personnes, de laboratoires, en cet instant, travaillent sur la conscience, qui est dans mes phrases billevesées. Je ramasse un bout de papier car j'ai cru y voir une écriture, le bras arraché d'une poupée. Souvenir des nuits adolescentes dont une plage était la scène. Le rire d'une mouette, la délicieuse sensation d'avoir presque froid et d'enfiler un pull de laine. La conscience. Je ne parle ici qu'à moi. Je n'expose rien. Je le partage. Passe qui veut.

mardi 18 septembre 2007

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Le vent, les pieds mouillés sur les coquillages brisés, on ne peut parler de la nature comme de quelque chose de distinct de l’esprit, Schrödinger, celui du chat mort et vivant, l’a dit au cours d’un entretien, d’autres l’ont écrit, ainsi ou autrement, Aristote, Spinoza, l’âme et le corps, la pensée et l’univers, la substance mentale et la substance corporelle sont deux aspects d’un ordre unique. Pétale, plume, vague, rétine, soleil, photon, pensée : la conscience est une dimension de l’univers. Bayle (Objections à Poiret) : la matière peut penser d’elle-même sans l’intervention d’un Dieu. Locke, Maupertuis, Voltaire (« la matière pensante », Correspondance), Hegel (« les figures de la nature et de l’esprit, lesquelles ne sont qu’un mode particulier d’expression de la pensée pure », Encyclopédie, § 24. Add.2), C’est une autre manière de dire l’ignorance.
L’ignorance que nous partageons, comme nos étranges oreilles, les battements du cœur, la suspension de l’incrédulité. Bergson (la vie : « la conscience lancée à travers la matière »). Freeman Dyson (« Mind and intelligence are woven into the fabric of the universe »). La pensée est ce qui a lieu. Dès qu’il y a lieu la pensée est là. Rien de ce qui est ne pourra échapper à notre compréhension puisque nous sommes aussi. David Hilbert (gravé sur son tombeau : «Wir müssen wissen, wir werden wissen », « nous devons comprendre, aussi nous comprendrons »).
Nous ne savons pas. Mais, très bientôt, nous saurons, d’un seul coup, de l’enfant au vieillard, ce jour-là, tout le monde saura. Dès que le langage est apparu l’homme est allé vite. Dès que l’on saura de quoi on parle tout sera dit. Jeudi dernier, deux Japonais ont fait une publication sur l’origine de l’eau et de l’océan terrestre, un débat qui favorise les proportions deutérium/hydrogène, D/H, que j’ai une envie de lire D.H Lawrence, ou bien les météorites (chondrites recherchées dans les déserts, ça se vend bien). Jeudi dernier. Et je tombe sur une note : Eugenio Montale : « l’eau, comme nous, se pense elle-même ». Je ne sais ce qu’il voulait dire et que pourtant j’entends. Au départ du langage, l’océan n’était pas une mer (« thalassa »), mais un fleuve (« potamos ») dont les eaux vives repassaient continuellement dans le même lit. Il était une limite entourant la terre, les étoiles étaient lavées par son eau (Iliade, VIII, 13 et 478), sa forme était celle d’un serpent, l’apparence de la psyché primitive. Un seul auteur, Cornutus, un commentateur stoïcien, proposa une étymologie traitée de fantaisiste : « Okéanos, c’est la parole qui va vite et tout de suite se transforme ». On ne sait rien. Comme tout le monde j’aime regarder les vagues et les nuages. Bientôt nous saurons.

jeudi 13 septembre 2007

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Je ne vois pas, en écrivant, la couleur sable de ces pages, mais un cadre étroit entouré de tous les mots du présent, paramètres, modifier, modérer, afficher, sauvegarder. En commun nous avons le nombril, la conscience de soi, l'attente, l'énervement. La couleur sable de ces pages. Depuis bien des années je n'habite plus au bord de l'océan. Aucun dictionnaire ne donne l'origine du mot océan. Déjà, c'est loin et il y a longtemps, les "Allégories d'Homère" disaient, en parlant d'Okéanos, le père des dieux, que son "étymologie reste à établir". Et le Robert historique, des millénaires plus tard: cette étymologie "n'est pas connue".
J'aimais marcher sur la partie humide de la plage effacée par les vagues bruyantes, bleues, blanches, oui, mais parfois orange (ah, pas de "s"), toutes orange, comme le ciel est tout bleu, parce que le bleu peut diffracter et se répandre dans les draps du ciel, et toutes orange parce que le soleil naissant se casse - un accident rare - sur le miroir de l'eau.
Ce qui nous arrive, à nous, à nous tous, la moindre histoire, dépend de ce qui aurait pu se passer autrement, d'une infinité d'histoires différentes qui existent, qui existent véritablement, avant de nous arriver sous une forme unique, terrible, belle, désagréable, formidable . Toutes ces autres histoires (leur nombre est inimaginable, plus grand que celui des étoiles et des galaxies inconnues) qui se sont accordées pour nous surprendre par la survenue d'une seule d'entre elles, soudain matérialisée, dans un paysage, dans un visage, toutes existent dans l'ensemble de l'univers, elles y circulent à une vitesse "supra-lumineuse" (c'est l'expression), elles sont la matière de l'univers.

mercredi 12 septembre 2007

La vie continue

La pluie, le vent, le soleil, les nuages, la nuit, la faim, l'envie, la femme, l'homme, la joie, la sexualité, la jouissance, l'engendrement, l'incertitude, la douleur, la colère, la brûlure, la honte, les dents, les excréments, je commence la liste des savoirs partagés, permanents, la parole, l'attente, la précaution, l'eau, la rivière, la mer, la vague, l'herbe, l'arbre, les fleurs, il faut commencer par là. Aujourd'hui, des étoiles "hypervéloces" (d'une vitesse supérieure à 275 km/s) ont été vues traverser l'univers. Deux planètes habitables ont été installées dans Gliese 581 (système à 20,5 années-lumière - mesure de distance qui n'a aucun sens: la vitesse de la lumière n'est pas un étalon). Aujourd'hui, "l'existence de la vie prouve que l'univers est infini: avec un nombre infini d'étoiles et de planètes". Aujourd'hui, la singularité du Big Bang n'implique un Créateur divin que si l'effondrement gravitationnel dans un trou noir implique un divin Destructeur. Ce sont des pensées venues jusqu'à moi et à qui cherche des nouvelles de ce genre ce jour de septembre, j'étais dans la forêt, j'étais dans les livres, j'étais devant mon écran. Je poursuis la liste de ce que nous savons tous, les yeux, les oreilles, les fruits, les orteils, la mort, les parfums, l'incompréhension, ce que nous savons tous, ce que nous apprenons tous les jours.