lundi 7 avril 2008

La vie continue


Plage fermée pendant plus de trois mois (perte de synchronisation). La colère a permis l'apparition des premiers individus, je ne parle pas d'uns parmi d'autres mais de ceux qui entrèrent seuls dans la différence. Chante, déesse, la colère d'Achille…Oui, prends tout au début, ça commence comme ça. Agamemnon, champion d'impudence, lui a pris Briséis aux belles joues. Achille verse des larmes de rage et s'assied sur la grève de la mer blanchissante, les yeux sur le large vineux. (Pourquoi vineux ? La couleur, parfois le soir, mais d'abord parce que le mal de mer ressemble au mal d'ivresse). Il renonce à agir. Alors Patrocle s'élance vers la mort avec ses armes et son apparence. Et soudain la solitude existe. Pour Achille, l'amour était un morceau de glace qui lui brûlait la main (Sophocle).

La colère (cholos) était aussi bien une joie intense, elle faisait trembler le corps. Archiloque, le premier des jeunes hommes en colère. Il vécut à l'époque du roi Gygès, créateur des pièces de monnaie.
Il était fier de ses boucles et de sa beauté. Sa mère était esclave, fils bâtard il dut aller à l'aventure. Voilà venir le moi, l'inadapté. J'en ai rien à foutre de la fortune de Gygès (ma traduction). Plus estimé qu'Homère, il écrivit des poèmes si nombreux qu'on les compara aux gouttes de l'océan. Il n'en reste pas de quoi remplir un petit flacon. Et moi, couvrant son joli corps de baisers, je laissai échapper ma vigueur, touchant à peine sa fauve toison. Toutes les îles de la mer Egée entendirent ses insultes adressées à Néobulé dont le père était revenu sur sa parole de la lui donner pour femme : Putain défraîchie ! Il lui fait une telle réputation qu'elle se pend, et que son père se pend à la même branche. Il était craint pour son emportement dans tout le monde connu. C'est le début de la poésie lyrique.

La colère de Xerxès. Tempête : il condamne la mer à trois cents coups de fouets et la fait marquer au fer rouge. La colère de Cyrus. Noyade de son cheval blanc : il fait diviser un fleuve en trois cent soixante ruisselets et veut le rendre si faible qu'à l'avenir les femmes le franchiraient sans se mouiller les genoux.

Ça fait du bien. La colère est la première des quatorze passions dans la Rhétorique d'Aristote. Colère, désir et raison : la tripartition de l'âme (Platon). Désir : C'est le Désir, cher camarade, qui me détruit, lui qui vainc tout (Archiloque). Quant à la raison : tout peut arriver. Le possible n'est pas privé d'existence. Le réel ne suffit pas, il n'est jamais à jour. Le possible est à un événement ce que l'arc-en-ciel est à la lumière blanche. C'est le possible lorsqu'il survient qui nous met en contact avec l'univers. Il se peut que nous vivions dans un monde trop simple (une question de saveur et de couleur des quarks) et alors inexplicable. Les faits, en manque de consistance, s'y produisent l'un après l'autre et de manière aléatoire. Nous ne savons jamais ce qui va arriver, ce que va faire l'autre. Nous comblons les manques avec du langage arbitraire, controversé mais, par définition, poétique (créatif). Pourtant, l'homme pourrait avoir la capacité de penser autant de pensées différentes qu'il est possible d'en avoir (David Lewis).

Le ciel bas, la pluie, on les partage, on n'y pense pas, on sait ce que c'est. Et voilà que les nuages et la pluie seraient des adaptations mises au point par des micro-organismes pour assurer leur dispersion (N.D. Hamilton, professeur à Oxford, le darwinien le plus important du siècle dernier). Cela me rappelle Anthony Garrett Lisi, le surfeur physicien (passé ici en novembre), il est maintenant dans les magazines. Sa théorie du tout, posée sur la plus belle des formes mathématiques ouvrirait à la physique « une porte fermée depuis cent ans » (depuis les cinq articles composés en 1905 par Albert E., un employé de l'Office fédéral des brevets à Berne). Quand vinrent les stoïciens, la beauté n'était plus dans le corps mais au cœur de l'être : dans la sphère et la symétrie. Les mathématiques sont la petite monnaie de la beauté. Grâce et proportion, étonnement et certitude. Cela ressemble au rire, et au soleil.

Berkeley. La nature entière avec toute sa beauté, sa diversité, la matière, les astres, la vie, les plantes, les animaux, le corps humain ne sont là que pour l'âme humaine. Ce ne sont pas les âmes qui sont dans le monde mais seulement le monde qui est dans les âmes. C'est l'intériorité d'Augustin, creusée par le langage.

Être, faire, dire : le noyau humain. On tombe sur lui dans les trois seules formes du pluriel de la seconde personne qui échappent à la règle du – ez : vous êtes, vous faites, vous dites. Cela remonte au premier partage : la chasse. Ce qui était en commun rencontra ce qui était singulier. La différence, la méfiance. Nous ne pouvons pas nous défaire du plaisir de l'hostilité (Hazlitt).

Le spectacle de la mer que nous voyons remuée par la tempête : des vagues hautes comme des maisons surgissent et s'effondrent. Le témoin éphémère, tandis qu'il se perçoit comme individu, comme phénomène éphémère de la volonté, dépourvu de ressources contre la nature furieuse, semblable à un néant fugitif, sent qu'il est la condition de l'objet et par suite le support de ce monde tout entier. Sublime dynamique opposé au sublime mathématique
(Schopenhauer).

Pour Richard de Middletown ( ?-1295) les individus seraient le but de la création.

mardi 1 janvier 2008

La vie continue (10)

1er janvier 2808. L'imaginer. En quoi consiste l'actualité du monde ? Quels sont les mondes possibles ? Loin dans le passé, un argument de raisonnement avait été appelé le Souverain, le Dominateur, d'un mot qui nous a laissé kyrie eleison (Seigneur, prends pitié) et kyrielle par le fait que kyrie commençait les litanies et était neuf fois répété. L'argument établissait que « le possible est ou sera vrai ». Cela éliminait la proposition : « Il y a du possible qui n'est ni ne sera vrai ». Et rejetait l'existence virtuelle. Le possible et le réel étaient équivalents. L'argument avait été avancé par Diodore Cronos (le « Retors »), plus jeune qu'Aristote d'une génération. Originaire de Carie, en Asie Mineure il s'était établi à Mégare, sur l'isthme de Corinthe, au bord du Golfe Saronique : il ne quitta pas la mer des yeux. Il ne reste presque rien de l'école des Mégariques, devenus les plus « insaisissables » de tous les philosophes. Sénèque, dans une lettre, prétendit qu'ils avaient introduit une nouvelle science : ne rien savoir. Mais, malgré Aristote – la nature, entre les possibles produit toujours le meilleur (Sur le ciel) –, le Souverain résista longtemps.

David Kellog Lewis (1941- 2001), pensait que, non seulement tous les mondes possibles existent, mais qu'ils sont tous actuels. Disparu trop jeune (diabète), sa théorie – réalisme modal – et quelques autres sur la pluralité des mondes, sont au cœur de la métaphysique contemporaine, je veux dire, pour moi, au milieu de la plage. S'opposent à lui ceux pour qui ces autres mondes sont des concepts, des idéalisations et ceux pour qui ils sont des créations du langage. A écouter Lewis, nous sommes, dans notre monde, un tout petit nombre de ceux qui habitent les autres mondes, dont tous désignent le leur par « ce monde dans lequel nous vivons ».

Diodore découvrit que les noms ne sont pas naturels mais dépendent du petit soleil humain. Des conventions. Surexcité par cette avancée de l'esprit, il donna à ses propres garçons des noms comme « D'une part », « D'autre part », il appela un serviteur « Mais vraiment ». Il mit en avant le rôle de l'Intelligence dans l'ordonnancement de la matière. Berkeley parlait des « sauvages labyrinthes de la philosophie » et de « cette grande vérité, si proche de notre esprit, si évidente… ». Au fond, en faisant des choses réelles ce qui existe dans l'esprit, il donnait bien une très insolite pensée à la matière et même ne lui donnait que ça.

Eléments déchaînés. Le mot d'élément (elementa) vient tout simplement des lettres latines l, m, n (le trois lettres centrales d'un alphabet qui en comptait vingt-trois). Elémentaire signifiait « de l'alphabet ». C'est l'égal de l'abc et de l'abécédaire. Déjà l'équivalent grec désignait l'aiguille qui inscrit l'ombre sur un cadran solaire, le trait et le caractère d'écriture constitutif d'une syllabe. L'école élémentaire devrait apprendre à parler, lire, écrire et compter : à affronter la possibilité d'existence dont jouissent les objets et les êtres autour de nous. Diodore eut cinq filles qui devinrent toutes de vertueuses dialecticiennes. Leurs noms sont parvenus jusqu'à nous, il ne plaisanta pas avec elles: Ménéxénè, Argeia, Théognis, Artémisia, Pantacléia

« Supériorité de l'homme sur la femme : il se rase tous les matins. Un court moment d'absence et de recension clairvoyante, où à travers des eaux nocturnes remuées jusqu'à leur fond, l'œil non prévenu cueille, un instant flottées, je ne sais quelles phosphorescences humides de sargasses – pareil à un rôdeur, les mains dans les poches, qui marche sur le bord de la grève avant le lever du jour » (Lettrines, pour la mémoire de Gracq).

lundi 10 décembre 2007

… continue (9)

« Comme le matelot recraché par les flots en furie, l'enfant gît à terre, nu, privé de la parole, rien ne l'aide à vivre sitôt que le travail de la nature l'a tiré du ventre de sa mère et jeté sur les rives du jour » (Lucrèce). J'ai eu, à mon tour, cette phrase à lire, cent fois, même en latin, et je ne serais pas plus surpris que ça de tomber un matin sur une poupée vivante parmi ces petits corps de celluloïd que la mer rapporte en hiver. Lucrèce est un auteur parfait : on ne sait rien de lui et un seul manuscrit de son grand livre est parvenu à traverser le discrédit, la calomnie et l'oubli. Nous partageons certains livres vitaux qui valent des duodénums ou des cervelets, sans trop savoir à quoi ils servent ni ce qu'ils déterminent en nous. Dans l'univers sont répandus çà et là de la chlorophylle, de l'urée, de l'alcool éthylique, des parfums délicats. Et Lucrèce : « Serait-ce que je crois que la vie était là gisant dans les ténèbres et dans l'affliction, jusqu'à ce qu'ait pointé, génitale lueur, l'origine des choses ? » Le « panprotopsychisme » de la matière est un terme qui court les laboratoires : la conscience est peut-être ce qui gouverne le comportement des systèmes quantiques. Danko Georgiev a 27 ans, jeté sur les rives du jour à Varna, Bulgarie, il mène des recherches en neuroscience moléculaire au Japon. Il étudie les molécules d'eau dans le cytosquelette des neurones et les photons évanescents. Where is mind ? The hard problem. Beaucoup s'intéressent à ces molécules d'eau ordonnée. Elles sont aussi dans les microtubules qui contrôlent la mitose cellulaire et la formation des jeux de chromosomes. Bientôt nous saurons. Nous partagerons des idées bouleversantes sur la vie, la mort, l'esprit, l'engendrement.

« Nous en venons naturellement, nous Occidentaux modernes, à croire que nous avons un moi comme nous avons une tête ou des bras, que nous avons des profondeurs intérieures comme nous avons un cœur et un foie… Qui d'entre nous peut croire que notre pensée se situe ailleurs qu'au-dedans, « dans l'esprit » ? Cette localisation a eu un commencement dans le temps comme dans l'espace et pourrait avoir une fin » (Charles Taylor). Homère plaçait l'intelligence dans les poumons et le « cœur touffu » (l'arbre bronchique). Les flûtistes n'en avaient guère : elle s'envolait avec le souffle. Respirer, c'était « boire le ciel ». Pourquoi séparer le monde dans lequel on vit et celui dans lequel on pense ? Notre cerveau et l'univers se partagent ce qui est, dans toutes les dimensions du temps : de la conscience. Ils mettent en commun tous les possibles. Le principe anthropique fort de Brandon Carter revient en arrière : « L'univers (et donc les fondamentaux dont il dépend) doit être tel qu'il admette la création d'observateurs en son sein à une étape donnée ». Qu'il admette un moi dans sa poitrine en expansion !

Quand j'ai été, à mon tour, « jeté sur les rives de la lumière » (in luminis oras), un jour d'été, au soleil de midi, neuf fois plus d'oiseaux passaient et chantaient dans le ciel. Bien davantage en remontant le temps. On en trouve des volées dans la littérature. En – 414, Néphélococcygie, l'immense cité des oiseaux d'Aristophane. Au douzième siècle, les troubadours avaient du mal à se faire entendre s'ils ne fermaient pas la croisée. L'American Acclimatation Society voulut un jour introduire dans Central Park toutes les espèces d'oiseaux qui passent dans Shakespeare, cinquante-six en plus de six cents apparitions (dont l'étourneau sansonnet, la starling aperçu dans « Henry IV », qui a envahi par millions le territoire jusqu'au Pacifique).

La prose de Chateaubriand est toute enchantée d'oiseaux. Elle va, revient, descend, remonte : il écrit comme évolue un oiseau de mer. Il voit arriver les cinq oiseaux qui annoncent le printemps : l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille, le rossignol. Qui a vu, libre, cette année, un des quatre derniers ? Les bécassines, les sarcelles, les flamants roses, les martins-pêcheurs s'envolent de ses pages. Les oiseaux migrateurs occupent tout un chapitre : il se raconte. Paracelse : la nature doit être parachevée par l'être humain. Parachever n'est pas exterminer. Toute la vie de Chateaubriand découla d'un vers de Lucrèce « que je traduisis, dit-il, avec tant de vivacité que M.Egault [son maître de latin] m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques ». C'était l'ouverture du premier chant, l'hymne à Vénus qui conçoit tout le genre animé, Aenadum genitrix, hominum divomque voluptas, « volupté des hommes et des dieux ». Aujourd'hui le latin ne sert plus qu'au commerce en gros de poissons. Le saint-pierre est un John Dory en anglais mais un Zeus faber dans le monde entier. Le Salmo salar des emballages de saumon fumé n'est pas le saumon rose du Pacifique (Oncorhynchus gorbuscha). Pas d'erreur de marchandise autour du globe. Le nouvel empire de Rome.

Chateaubriand en pleine mer, entre Saint-Pierre et la Virginie, loin de l'abbé Egault : « Je ne pouvais me rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide… Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux ».

Lucrèce (pour le laisser là), c'est la suite de « l'origine des choses ». « Bien sûr, une fois né, chacun veut forcément rester en vie, tant que – blanda voluptas – la tendre volupté le retiendra. » Quelle avait été la vive traduction de l'écolier malouin ? La brume monte sur l'océan, c'est un ancien nom de l'hiver car le jour y est plus court, brevissimus, et ses rives plus étroites. Un jour nous regretterons notre ignorance.

mardi 20 novembre 2007

La vie continue…

Quand il était jeune (avant la barbe), Tolstoï était persuadé que rien n'existait en dehors de lui. Les objets ne faisaient une brève apparition qu'au moment où il leur prêtait attention. En marchant, il se retournait parfois brusquement ou lançait des regards rapides à droite et à gauche pour, disait-il, « saisir le néant par surprise là où je n'étais pas ». En prenant de l'âge, il laissa croître le poil de ses joues et limita son champ de vision. Longtemps (et encore) des cultures se persuadèrent que la barbe sort du cerveau comme d'une source.

Biologistes, paléontologues, généticiens parlent bien aujourd'hui d'états virtuels soudain actualisés, de formes potentielles, de grands gisements d'ordres spontanés. Ce qui est ne va pas de soi. Il y a eu Anaxagore (les phénomènes sont la vue des choses invisibles). Il y a eu Berkeley
et le problème des corps extérieurs (« C'est toujours moi que je vois, que je sens… »). Le vin perçu est le vrai vin (§ 84 des Principes). 100 livres sterling furent promises en 1847 par Collyns Simon dans son Immatérialisme Universel, sur la Nature et les Eléments du monde extérieur à qui réfuterait Berkeley (somme augmentée de 500 livres en 1850), elles ne furent jamais attribuées. Si la matière n'existait pas, l'évêque George Berkeley la percevait. Son corps lui posait une question ardue. Et il était attaché à la vie. Il demanda à n'être enterré que cinq jours après qu'il paraîtrait mort, dans le cas où il ne le serait pas. D'ailleurs sa famille le crut pendant de longues heures endormi. La population d'Oxford arracha un à un, comme reliques, tous les poils de sa tête.

Les violons, le chocolat, les champs de lin, les fêtes de noël, la cotte de maille, le disque dur, la soupe de poisson, l'heure qu'il est, le robinet qui goutte, la peine de mort, les réverbères, les faux billets, les pixels, le temples mayas, les télescopes spatiaux, les mouchoirs en papier, tout le catalogue du réel introduit par l'homme n'y change rien. Est-il né celui qui empochera les livres sterling de Collyns Simon ? Les Psylles, un peuple de Lybie, partirent en guerre contre le réel : le vent du sud (le sirocco) qui les recouvrit de sable. Le Sahara est une mer asséchée.

Dans les rouleaux des îles Hawaii, un surfeur, Anthony Garrett Lisi, qui est aussi moniteur de snowboard, vient de proposer à la communauté scientifique (ArXiv.org) « Une théorie du tout exceptionnellement simple ». L'adverbe vient de sa base mathématique, « le plus grand groupe de Lie complexe de type exceptionnel ». Elle stupéfie par sa beauté formelle. Et ainsi pour l'instant ne convainc pas. Le surfeur possède un doctorat et travaille depuis dix ans sur ses équations, mais il attend « de la vie des plaisirs intenses » qui ne se trouvent pas dans les laboratoires.

Le possible n'a jamais senti le parfum de l'existence (Ibn Arabi). Quand il était jeune, Zola, le réaliste, n'avait pas de quoi manger et il s'achetait des bouquets de pois de senteur.

Le réel. Une vague quantique imperceptible qui déferle dans les microtubules du cerveau et contrôle dans chaque cellule du corps la répartition correcte du matériel génétique ? Des photons évanescents qui se propagent à une vitesse infinie (au moins six millions de fois celle de la lumière) ?

Chaque mot pensé, dit, écrit, hâte le temps. Le temps pressé – c'est là son rôle – d'arriver à une sorte de divinité (pas un barbu) créée par l'intelligence. Les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière (Bergson).

Mais les bonhommes de neige, les îles flottantes, les goélettes, les bougies d'anniversaire, les records du monde, les bouchons de champagne, l'interdiction de fumer, les bouquets de roses, la chair de poule, les rimes riches, les yeux de Gene Tierney, les romans de Tolstoï ? L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie (Bergson).

Quelle raison perdue a rapproché le nom de l'eau et les pronoms interrogatifs : Water and what ? Wasser und was ? Aqua aquis, qui et quoi ? Pourquoi Eve (ewe, l'eau) et le fruit de la connaissance ? Vincent Priessnitz (1799-1851), un paysan de Silésie, voyait dans l'eau le moyen direct d'accès au cœur de la nature humaine. Il plaçait les dames, complètement nues, sous une chute d'eau. Un jour, l'eau des vagues de l'île de Maui (où surfe Garrett Lisi), après avoir circulé des milliers de fois dans l'atmosphère se retrouvera dans une pomme juteuse ou, sous une forme ordonnée, dans les microtubules des neurones.

Et comme il paraît bien clair que l'homme sera intelligent, puisqu'il est démontré que nous ne le sommes pas encore, il ne nous reste plus qu'à soumettre notre espèce de raison à un examen critique, afin de nous rapprocher quelque peu et par nos propres forces d'un être vers lequel notre évolution nous propulse avec une lenteur désespérante (Manuel de Diéguez, Une histoire de l'intelligence).

L'arc-en-ciel : de la lumière, un reste de pluie et la position personnelle de notre regard. Toutes les choses sont des arcs-en-ciel. Elles n'existent que si je les vois. Ou bien vous. Berkeley disait qu'un arbre ne fait aucun bruit en s'effondrant si personne n'est là pour l'entendre. Ni une vague. Ni un article.


lundi 5 novembre 2007

…Continue.

…Continue (7)


Il pleut, la nuit tombe. La mer se cache, toute proche, nue et tremblante, on l'entend respirer. Nul n'a encore donné la définition du réel. Descartes a eu besoin de six Méditations (574 pages en édition de poche) pour se persuader d'apporter la preuve de l'existence des choses et démontrer la distinction réelle entre l'âme et le corps. Quelqu'un appelle au loin avec des mouvements de bras. Il existe encore des hommes, dans des contrées isolées, chez qui le geste accompagne si nécessairement la parole que la nuit, pour se faire comprendre, ils sont obligés d'allumer un feu. Une partie du mind-body problem qui a envahi les laboratoires et les siestes des philosophes.

Dans l'école qu'il avait ouverte à Isnaïa Poliana, Tolstoï enseignait aux fils de paysans l'absolue impossibilité d'expliquer le sens d'un mot. Le Trésor de la langue française donne une étrange définition du réel : ce qui n'est pas un produit de la pensée (tandis que sa définition en est un). Les Kazakhs expliquent-ils les mots aux aigles à qui ils apprennent le langage humain (pour la chasse au lapin) ? Le maître corbeau sur un arbre perché qui appelait sa femelle : come on ! était-il loin de comprendre le sens de ses mots ?

Orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, dédain, arrogance, insolence, gloriole, présomption, outrecuidance : à cette liste dressée par Voltaire pour détailler une attitude bien partagée, Antoine-Augustin Cournot ajouta la vanité, l'amour-propre, la suffisance, la forfanterie… tant il lui paraissait que seule la multiplication des signes pourrait corriger l'imperfection radicale du langage. Fatuité, infatuation, enflure, immodestie, rengorgement.

Chez les premiers hommes, le langage était un des meilleurs morceaux du réel, ils le prenaient dans leurs mains comme un bloc d'argile, ils le léchaient et mordaient dedans. Ils en faisaient des statuettes. Les mots qui sont beaux comme des menhirs (Léon-Paul Fargue).

Larousse : Ce qui existe effectivement. Robert : Les choses elles-mêmes ; les faits réels, la vie réelle, ce qui est. Le boson de Mr. Higgs grâce auquel on se verse un verre d'eau, on se cogne aux murs, on caresse la chair plus tendre que poussins, pourrait être observé avant la fin de l'année. Le réel gît dans les choses et dans la pensée. La pensée va aussi découvrir son boson, son agent de transmission, celui qui permet la recherche du premier et la création de la réalité dans le cerveau. L'idée de la rose. Elle les unifiera dans une belle formule.

L'homme descendait des sirènes. L'Entretien sur la diminution de la mer de Benoît de Maillet, appelé Telliamed (son nom inversé), avait eu l'année où Diderot publiait ses Bijoux indiscrets, l'intuition que l'espèce humaine était sortie de la mer. Anaximandre était passé par là (l'homme du commencement ressemblait à un poisson). Pourquoi les hommes, contrairement à tous les autres mammifères terriens, ont la graisse attachée à la peau ? A cette question, Sir Alister Hardy (1896-1985) répondit par son singe marin. L'Aquatic Ape Théory a été reprise par une féministe, Elaine Morgan. Irritée par l'utilisation du nom d'homme pour désigner à la fois le mâle et l'espèce, elle a réécrit l'histoire de l'évolution avec le prénom féminin elle (she).

Il arriva alors que la singe sortit de l'eau et qu'elle s'installa sur le rivage où elle tailla ses outils dans le silex, le sable de la plage (si désiré par les foules) n'étant que la sciure et la poussière de cette entreprise. Un million d'années, c'est le temps compté pour le premier biface (abbevilien). Et pour le premier caillou jeté. Il a traversé le langage. Projet, caillou jeté au loin. Rejet, caillou jeté en arrière. Trajet, caillou jeté au-delà. Sujet : caillou jeté sous (vassalité). Objet : caillou jeté devant les pieds. On jetait beaucoup. L'intelligence s'en occupa. Jeter dans : l'emblème. Jeter ensemble : le symbole. Jeter à travers : le diable. Et, dans les mots grecs, la parabole, le jeter à côté, la comparaison, qui donna, par les curés, la parole.

Les outils de la pensée restent des bifaces (signifiant/signifié et autres). Le réel est une des possibilités du langage. Ah vous voilà arrivée, car j'ai vécu de vous attendre et mon cœur n'était que vos pas. Il pleut. Un impersonnel. Personne ne pleut. Mélodies dans la tête. La chair plus tendre que poussins vient du Roman de la rose.

lundi 22 octobre 2007

…Continue

Le calme de la mer par beau temps et le rire ont été deux mots très proches. Dans tous les deux se trouve un éclat de soleil, une joie qui illumine. La pupille était de la famille, la flamme de la prunelle. Reflets, rayonnements : le chemin le plus court et le temps le plus prompt. Le principe de moindre action pour la lumière vaut pour la beauté. Elle arrive dans un visage quand rien n'a contrarié son arrangement. Je ne suis pas sûr. Un lacet défait, un ongle cassé, une vessie trop pleine : une idée perdue.

Marcher me fait toujours penser à une phrase de Don DeLillo : « On fait de longues promenades qui sont comme des épisodes de romans français ». Ce n'est pas un compliment : moins de nostalgie que de dérision. A la page suivante il parle de son « envie d'errance solitaire dans une sorte de vacuité européenne ». Les phrases s'attrapent comme un rhume. Les mélodies aussi, les opinions, les certitudes, les illusions sont partagées. Mais le privilège va à ce qui ne se met pas en commun. L'exemple de l'employé municipal de Crémone payé pour jouer tous les matins du « Crémonèse », le stradivarius que possède la ville. L'exemple d'Hélène.

Eschyle évoque à propos d'Hélène la surface lumineuse de la mer. Elle est la lumière du matin. Qui brille encore dans la Lena Grove de Lumière d'août. Elle est « la toute belle chose » d'Euripide. Née pour perdre les vaisseaux, envoyer les vivants chez Hadès, dans l'Invisible. Quand une voile s'éloigne de la côte, la courbure de la mer la fait disparaître au regard. C'est une sorte d'enlèvement. Enlever et être enlevée, Hélène le porte aussi dans son nom. Il y a quelques petits siècles les Français croyaient encore descendre de Francion et de ses compagnons qui avaient quitté Troie en flammes. Ou bien qu'ils avaient été les ancêtres des Troyens, dompteurs de cavales. Pour venger leur cité anéantie, ils allèrent, pendant les stupides Croisades, détruire la statue d'Hélène à Constantinople.

Nous naissons prisonniers d'une époque, d'une ignorance, mais notre temps de vie est le bon moment pour profiter tranquillement de l'existence. Xerxès pleura en regardant son armée franchir l'Hellespont « puisque personne, parmi ces soldats, qui sont si nombreux, ne sera encore là dans cent ans ». L'armée mit sept jours et sept nuits pour traverser, un million sept-cent mille hommes, compte Hérodote. Selon Roger Penrose, le mathématicien d'Oxford, une vie humaine (1010 secondes) est « presque aussi longue que celle de l'univers » (1020 secondes). Une échelle logarithmique, évidemment, mais la manière de voir « la plus naturelle quand on a affaire à des rapports de grandeur énormes ».

Dans une page comme celle-ci, avec une échelle appuyée sur la durée du langage, on verrait un rectangle de rangées de vigne, on tiendrait une grappe de raisin dans la main (karpos, le fruit, et aussi la partie, entre le poignet et les doigts, qui le saisit). Les mots sont devenus plus difficiles à cueillir. Un responsable de la maison Larousse : « Lorsqu'on trouve dans un autre ouvrage un même mot et la même définition, c'est qu'il y a plagiat ». Un marchand de lourds dictionnaires affirme qu'aucun mot ne peut recevoir une définition stable et immuable. Toutes langues confondues, il existerait 6.000.000 de mots, autant que d'espèces animales encore vivantes. Louis Agassiz, paléontologue, géologue, ichtyologue, considérait que les espèces étaient les pensées individuelles de Dieu incarnées pour que nous puissions connaître son message. Il n'accepta jamais le darwinisme. Sait-on quel message étaient venues transmettre les 1700 espèces réunies dans ses Recherches sur les poissons fossiles ? On le connaît maintenant. Le message est : la nature soutient de préférence l'intelligence.

C'est ce que dit Haikouella lanceolatum, une gracieuse créature de deux ou trois centimètres apparue il y a 530.000 millions d'années et découverte emprisonnée dans des schistes du Yunnan par l'équipe chinoise de M. Chen. Toutes les souches
animales apparurent d'un coup dans « l'explosion du Cambrien » (sauf les minuscules Bryozoaires). Mais il manqua longtemps une trace des vertébrés. L'ancêtre de l'homme, supérieur à tous, ne pouvait apparaître avec les arthropodes et les mollusques et seulement au bout d'une longue évolution. Avant le Cambrien, des bactéries, rien que des bactéries – quelques humbles éponges. Et soudain tout le monde est là. Des tentacules, des pinces, des dents : la prédation commence. Les tueurs règnent : Anomalocaris, le Nautiloïde, le Scorpion marin géant.

L'empreinte dans la pierre, aussi précise qu'une photographie, montre deux jolis yeux ronds de part et d'autre d'un cerveau bilobé, des fibres musculaires, un cœur, un œsophage, une « chorde neurale », de quoi se reproduire, pas encore de squelette. Comment la tendre Haikouella, qui portait les espoirs des poissons, des amphibiens, des reptiles, des oiseaux, des mammifères, comment avons-nous survécu aux extinctions ? Loterie, disait S.J. Gould. L'homme était si improbable qu'il est seul dans l'univers.

M.Chen prit son Haikouella dans sa main et clama : le dernier grand tournant dans la marche vers l'humanité ne s'est pas produit à la fin du processus évolutionnaire, mais au début. La seule sélection naturelle et les mutations auraient perpétué sur la Terre un monde de bactéries. M.Chen a une autre explication. Il parle d'Harmonie entre les formes de vie. L'évolution n'est qu'une religion – ou une politique – occidentale.

Haikou est un nom de ville mais le petit animal qui privilégia le cerveau était un véritable haiku. Un éclat de lumière, la vive saisie du présent, la brièveté de la réponse. La pensée commença à devenir sa nature. Le chemin le plus court et le temps le plus prompt.

Notre chair : voyelles sur le squelette des consonnes. Pour survivre les jeunes Perses apprenaient trois choses : monter à cheval, tirer à l'arc et savoir dire la vérité.

jeudi 11 octobre 2007

Continue…


Les douze verbes les plus employés, les douze premiers désirs partagés (être, avoir, faire, dire, aller, voir, savoir, pouvoir, falloir, vouloir, venir, prendre) sont tous irréguliers. Depuis si longtemps décisifs pour l'existence, le désir et la liberté personnelle, ils ont conservé des formes disparues. Je vais, j'irai, j'allais : une collection d'anciennes formes latines (vadere, ire, peut-être ambulare). Les mots sont utilisés sans comprendre ce qu'ils sont, ce qu'ils ont, ce qu'ils font, ce qu'ils disent, où ils vont, ce qu'ils voient, savent, peuvent, ce qu'il leur faut – c'est-à-dire ce qu'il leur manque – « falloir » appuyé sur « faillir » – ce qu'ils veulent, pourquoi ils nous viennent et ce qu'ils nous prennent.

La main qui déroulait un bas nylon sur une jambe jusqu'aux boutons de la jarretelle ne se préoccupait pas des liaisons hydrogènes qui lui donnaient sa douceur et sa résistance. Marilyn Monroe pensait-elle à ce qui se passait dans les mitochondries des cellules bienheureuses de ses cuisses ? Qui s'occupe de descendre en lui-même jusqu'à l'atome, le champ de particules, et l'Océan de Planck, dans le présent infini du monde, le tout à la fois que personne ne parvient à penser ni à dire et qui se manifeste dans la singularité ?

Comme la nationale 7 menait plus sensuellement à la mer que l'autoroute du soleil, comme la 66 étendait la Mother Road de Chicago à San Francisco
dans de plus vastes prairies que les quatre voies de l'Interstate 40, la Route de la Réalité emprunta un jour les chaussées à sens unique du dualisme. « The Road to reality. A complete guide to the laws of the universe, Roger Penrose. Traduction française, A la découverte des lois de l'univers. La prodigieuse histoire des mathématiques et de la physique. « La future Bible de la physique du XXIème siècle ». Mille et cent et quelques pages. A l'avant dernière, après avoir déployé, théorie par théorie, les étendards de la science, Penrose lâche que « nous ne sommes pas sur la route de la réalité ».

Nous roulons sur Mulholland Drive. A quelques courts millimètres, quelques brèves secondes de la réalité, mais dans le mystère de la nuit. Pourtant, Penrose est, parmi les vivants qui ont enseigné et publient, celui qui en est le plus proche. Penrose is Penrose is Penrose. Il sait. Il échoue à le dire. Bientôt, la route de la réalité ne séparera plus, avec des rails de sécurité, la physique et l'esprit. Il lui faut un concept, une idée simple, « quelque chose que personne n'a vu ». Penrose prédit qu'une femme la verra (il est devenu difficile d'en rester à un homme pour une telle annonciation).

Quelle est cette côte, mes amis ? – C'est l'Illyrie, madame. Tempête shakespearienne et naufrage. Viola déguisée en Cesario. Quand Sébastien sort de son tombeau marin il se retrouve devant lui-même, une pomme coupée en deux : Antonio – « Comment avez-vous pu vous dédoubler ainsi ? »

Entremêlements, symétries, corrélations, probabilités. Cela se passe là-dedans. Qu'est-ce que l'intelligence ? Et la matière ? Les probabilités, oui, non, peut-être. La matière de l'âme (Plotin). Oui, non, peut-être pas. La chance. C'est par la chance que ça a commencé.

Pourquoi Penrose n'a-t-il pas trouvé l'idée simple ? La science est devenue rédactrice en chef de la pensée depuis que Kant renonça à nommer Hauptwissenschaft la métaphysique. Laquelle – pour les physiciens – en est restée à Platon. Penrose : « Il semble que le monde physique s'évapore davantage, pour ne presque plus nous laisser que les mathématiques », ordre ultime de la réalité, arrangement harmonique de l'Ame du Monde (Timée). A quoi un mathématicien, qui a occupé la chaire Rouse Ball à Oxford, ou son partenaire Stephen Hawking, titulaire de la chaire lucasienne à Cambridge, reconnaît-il la vérité d'une formule mathématique ? A son « extraordinaire beauté ». Chercher dans Phèdre, à l'ombre d'un platane, un jour de forte chaleur.

On ne sait même pas pourquoi les beaux zèbres dualistes sont rayés. On en est à six explications. 1/ La reconnaissance par les mères de leurs petits zèbres (ou l'inverse). 2/ Un code barre (reconnaissance entre groupes). 3/ Invisibilité individuelle aux yeux des prédateurs. 4/ ou aux yeux des mouches tsé-tsé. 5/ Ventilation : les rayures noires attirent chaleur et lumière, les rayures blanches réfléchissent, ce qui crée un courant d'air. 6/ Auto-organisation, comme les peaux de vaches tachetées, les cristaux de glace, les cellules hexagonales des abeilles, la formation des bancs de poissons. Une septième : éloge de l'ombre et de la lumière. Je ne cite pas.

Pour quelle raison scientifique une solution scientifique serait-elle impossible ?