mardi 20 novembre 2007

La vie continue…

Quand il était jeune (avant la barbe), Tolstoï était persuadé que rien n'existait en dehors de lui. Les objets ne faisaient une brève apparition qu'au moment où il leur prêtait attention. En marchant, il se retournait parfois brusquement ou lançait des regards rapides à droite et à gauche pour, disait-il, « saisir le néant par surprise là où je n'étais pas ». En prenant de l'âge, il laissa croître le poil de ses joues et limita son champ de vision. Longtemps (et encore) des cultures se persuadèrent que la barbe sort du cerveau comme d'une source.

Biologistes, paléontologues, généticiens parlent bien aujourd'hui d'états virtuels soudain actualisés, de formes potentielles, de grands gisements d'ordres spontanés. Ce qui est ne va pas de soi. Il y a eu Anaxagore (les phénomènes sont la vue des choses invisibles). Il y a eu Berkeley
et le problème des corps extérieurs (« C'est toujours moi que je vois, que je sens… »). Le vin perçu est le vrai vin (§ 84 des Principes). 100 livres sterling furent promises en 1847 par Collyns Simon dans son Immatérialisme Universel, sur la Nature et les Eléments du monde extérieur à qui réfuterait Berkeley (somme augmentée de 500 livres en 1850), elles ne furent jamais attribuées. Si la matière n'existait pas, l'évêque George Berkeley la percevait. Son corps lui posait une question ardue. Et il était attaché à la vie. Il demanda à n'être enterré que cinq jours après qu'il paraîtrait mort, dans le cas où il ne le serait pas. D'ailleurs sa famille le crut pendant de longues heures endormi. La population d'Oxford arracha un à un, comme reliques, tous les poils de sa tête.

Les violons, le chocolat, les champs de lin, les fêtes de noël, la cotte de maille, le disque dur, la soupe de poisson, l'heure qu'il est, le robinet qui goutte, la peine de mort, les réverbères, les faux billets, les pixels, le temples mayas, les télescopes spatiaux, les mouchoirs en papier, tout le catalogue du réel introduit par l'homme n'y change rien. Est-il né celui qui empochera les livres sterling de Collyns Simon ? Les Psylles, un peuple de Lybie, partirent en guerre contre le réel : le vent du sud (le sirocco) qui les recouvrit de sable. Le Sahara est une mer asséchée.

Dans les rouleaux des îles Hawaii, un surfeur, Anthony Garrett Lisi, qui est aussi moniteur de snowboard, vient de proposer à la communauté scientifique (ArXiv.org) « Une théorie du tout exceptionnellement simple ». L'adverbe vient de sa base mathématique, « le plus grand groupe de Lie complexe de type exceptionnel ». Elle stupéfie par sa beauté formelle. Et ainsi pour l'instant ne convainc pas. Le surfeur possède un doctorat et travaille depuis dix ans sur ses équations, mais il attend « de la vie des plaisirs intenses » qui ne se trouvent pas dans les laboratoires.

Le possible n'a jamais senti le parfum de l'existence (Ibn Arabi). Quand il était jeune, Zola, le réaliste, n'avait pas de quoi manger et il s'achetait des bouquets de pois de senteur.

Le réel. Une vague quantique imperceptible qui déferle dans les microtubules du cerveau et contrôle dans chaque cellule du corps la répartition correcte du matériel génétique ? Des photons évanescents qui se propagent à une vitesse infinie (au moins six millions de fois celle de la lumière) ?

Chaque mot pensé, dit, écrit, hâte le temps. Le temps pressé – c'est là son rôle – d'arriver à une sorte de divinité (pas un barbu) créée par l'intelligence. Les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière (Bergson).

Mais les bonhommes de neige, les îles flottantes, les goélettes, les bougies d'anniversaire, les records du monde, les bouchons de champagne, l'interdiction de fumer, les bouquets de roses, la chair de poule, les rimes riches, les yeux de Gene Tierney, les romans de Tolstoï ? L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie (Bergson).

Quelle raison perdue a rapproché le nom de l'eau et les pronoms interrogatifs : Water and what ? Wasser und was ? Aqua aquis, qui et quoi ? Pourquoi Eve (ewe, l'eau) et le fruit de la connaissance ? Vincent Priessnitz (1799-1851), un paysan de Silésie, voyait dans l'eau le moyen direct d'accès au cœur de la nature humaine. Il plaçait les dames, complètement nues, sous une chute d'eau. Un jour, l'eau des vagues de l'île de Maui (où surfe Garrett Lisi), après avoir circulé des milliers de fois dans l'atmosphère se retrouvera dans une pomme juteuse ou, sous une forme ordonnée, dans les microtubules des neurones.

Et comme il paraît bien clair que l'homme sera intelligent, puisqu'il est démontré que nous ne le sommes pas encore, il ne nous reste plus qu'à soumettre notre espèce de raison à un examen critique, afin de nous rapprocher quelque peu et par nos propres forces d'un être vers lequel notre évolution nous propulse avec une lenteur désespérante (Manuel de Diéguez, Une histoire de l'intelligence).

L'arc-en-ciel : de la lumière, un reste de pluie et la position personnelle de notre regard. Toutes les choses sont des arcs-en-ciel. Elles n'existent que si je les vois. Ou bien vous. Berkeley disait qu'un arbre ne fait aucun bruit en s'effondrant si personne n'est là pour l'entendre. Ni une vague. Ni un article.


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