lundi 10 décembre 2007

… continue (9)

« Comme le matelot recraché par les flots en furie, l'enfant gît à terre, nu, privé de la parole, rien ne l'aide à vivre sitôt que le travail de la nature l'a tiré du ventre de sa mère et jeté sur les rives du jour » (Lucrèce). J'ai eu, à mon tour, cette phrase à lire, cent fois, même en latin, et je ne serais pas plus surpris que ça de tomber un matin sur une poupée vivante parmi ces petits corps de celluloïd que la mer rapporte en hiver. Lucrèce est un auteur parfait : on ne sait rien de lui et un seul manuscrit de son grand livre est parvenu à traverser le discrédit, la calomnie et l'oubli. Nous partageons certains livres vitaux qui valent des duodénums ou des cervelets, sans trop savoir à quoi ils servent ni ce qu'ils déterminent en nous. Dans l'univers sont répandus çà et là de la chlorophylle, de l'urée, de l'alcool éthylique, des parfums délicats. Et Lucrèce : « Serait-ce que je crois que la vie était là gisant dans les ténèbres et dans l'affliction, jusqu'à ce qu'ait pointé, génitale lueur, l'origine des choses ? » Le « panprotopsychisme » de la matière est un terme qui court les laboratoires : la conscience est peut-être ce qui gouverne le comportement des systèmes quantiques. Danko Georgiev a 27 ans, jeté sur les rives du jour à Varna, Bulgarie, il mène des recherches en neuroscience moléculaire au Japon. Il étudie les molécules d'eau dans le cytosquelette des neurones et les photons évanescents. Where is mind ? The hard problem. Beaucoup s'intéressent à ces molécules d'eau ordonnée. Elles sont aussi dans les microtubules qui contrôlent la mitose cellulaire et la formation des jeux de chromosomes. Bientôt nous saurons. Nous partagerons des idées bouleversantes sur la vie, la mort, l'esprit, l'engendrement.

« Nous en venons naturellement, nous Occidentaux modernes, à croire que nous avons un moi comme nous avons une tête ou des bras, que nous avons des profondeurs intérieures comme nous avons un cœur et un foie… Qui d'entre nous peut croire que notre pensée se situe ailleurs qu'au-dedans, « dans l'esprit » ? Cette localisation a eu un commencement dans le temps comme dans l'espace et pourrait avoir une fin » (Charles Taylor). Homère plaçait l'intelligence dans les poumons et le « cœur touffu » (l'arbre bronchique). Les flûtistes n'en avaient guère : elle s'envolait avec le souffle. Respirer, c'était « boire le ciel ». Pourquoi séparer le monde dans lequel on vit et celui dans lequel on pense ? Notre cerveau et l'univers se partagent ce qui est, dans toutes les dimensions du temps : de la conscience. Ils mettent en commun tous les possibles. Le principe anthropique fort de Brandon Carter revient en arrière : « L'univers (et donc les fondamentaux dont il dépend) doit être tel qu'il admette la création d'observateurs en son sein à une étape donnée ». Qu'il admette un moi dans sa poitrine en expansion !

Quand j'ai été, à mon tour, « jeté sur les rives de la lumière » (in luminis oras), un jour d'été, au soleil de midi, neuf fois plus d'oiseaux passaient et chantaient dans le ciel. Bien davantage en remontant le temps. On en trouve des volées dans la littérature. En – 414, Néphélococcygie, l'immense cité des oiseaux d'Aristophane. Au douzième siècle, les troubadours avaient du mal à se faire entendre s'ils ne fermaient pas la croisée. L'American Acclimatation Society voulut un jour introduire dans Central Park toutes les espèces d'oiseaux qui passent dans Shakespeare, cinquante-six en plus de six cents apparitions (dont l'étourneau sansonnet, la starling aperçu dans « Henry IV », qui a envahi par millions le territoire jusqu'au Pacifique).

La prose de Chateaubriand est toute enchantée d'oiseaux. Elle va, revient, descend, remonte : il écrit comme évolue un oiseau de mer. Il voit arriver les cinq oiseaux qui annoncent le printemps : l'hirondelle, le loriot, le coucou, la caille, le rossignol. Qui a vu, libre, cette année, un des quatre derniers ? Les bécassines, les sarcelles, les flamants roses, les martins-pêcheurs s'envolent de ses pages. Les oiseaux migrateurs occupent tout un chapitre : il se raconte. Paracelse : la nature doit être parachevée par l'être humain. Parachever n'est pas exterminer. Toute la vie de Chateaubriand découla d'un vers de Lucrèce « que je traduisis, dit-il, avec tant de vivacité que M.Egault [son maître de latin] m'arracha le poème et me jeta dans les racines grecques ». C'était l'ouverture du premier chant, l'hymne à Vénus qui conçoit tout le genre animé, Aenadum genitrix, hominum divomque voluptas, « volupté des hommes et des dieux ». Aujourd'hui le latin ne sert plus qu'au commerce en gros de poissons. Le saint-pierre est un John Dory en anglais mais un Zeus faber dans le monde entier. Le Salmo salar des emballages de saumon fumé n'est pas le saumon rose du Pacifique (Oncorhynchus gorbuscha). Pas d'erreur de marchandise autour du globe. Le nouvel empire de Rome.

Chateaubriand en pleine mer, entre Saint-Pierre et la Virginie, loin de l'abbé Egault : « Je ne pouvais me rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide… Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux ».

Lucrèce (pour le laisser là), c'est la suite de « l'origine des choses ». « Bien sûr, une fois né, chacun veut forcément rester en vie, tant que – blanda voluptas – la tendre volupté le retiendra. » Quelle avait été la vive traduction de l'écolier malouin ? La brume monte sur l'océan, c'est un ancien nom de l'hiver car le jour y est plus court, brevissimus, et ses rives plus étroites. Un jour nous regretterons notre ignorance.

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