lundi 24 septembre 2007

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Tout le monde a marché au bord de l'océan. Des phrases, anciennes ou toutes fraîches, roulent avec les vagues : « Le savoir n'est pas conquis par l'effort humain sur une nature qui ne ferait que s'offrir passivement comme objet, il fait partie d'une stratégie de la nature elle-même qui désire accéder, à travers l'homme, à quelque chose comme la conscience de soi ». Déferlement, écume, puces de mer. La phrase est de Sénèque, De Otio, je laisse le titre latin parce que c'est un mot qui n'a plus d'équivalent. Seule a survécue sa négation, le négoce, la recherche du profit pendant le sommeil et dès l'ouverture des paupières. Le sommeil, dans la liste du partage. Nul ne connaît son pourquoi. Le rhume, le lacet défait, la honte, les ongles, les cils. Une autre phrase : « C'est l'Intellect qui a besoin de ton corps comme objet, qui fait cette expérience et qui la communique à l'agrégat ». Lui, c'est l'Anonyme d'Oxford. Ou de Giele. Qui était-il ? Perdu dans la foule (qui viendrait penser en nous ? Ou bien serions-nous ce qui est pensé ?). Partageons-nous la même pensée comme les abeilles le miel ? Le bonheur est-il une couverture commune que chaque endormi tente de tirer à lui ? De qui sont les phrases ? Averroès, le cadi de Cordoue, ignoré chez lui : Les éditions de ses œuvres sont une traduction latine d'une traduction hébraïque d'un commentaire fait sur une traduction arabe d'une traduction syriaque d'un texte grec. Les vagues, les pensées, ont porté ses deux intellects, l'un susceptible de devenir toutes les choses en les pensant, l'autre rendant ces choses intelligibles.

Les puces de mer sautent, sautent, vivent, s'enfouissent. Carnéade de Syrène n'a rien écrit, les écrits de ses disciples ont péri, il n'est connu que par de brefs emprunts dans des traités qui nous sont parvenus très lacuneux (je parle de mémoire incomplète). Or, on lui attribue une des plus fines théories de la connaissance. Sénèque, le précepteur de Néron et qui se trancha les veines sur l'ordre de son élève (parangon de la pédagogie), Dumas est allé voir sa maison natale à Cordoue (elle était devenue maison close) parce qu'il avait prédit la découverte de l'Amérique, là-bas de l'autre côté des vagues. « Viendront avec les années des temps où l'océan relâchera les barrières des choses, où Théthys dévoilera de nouvelles contrées ». Célèbre élucubration. Sénèque, c'est vrai, est aussi le nom d'un peuple iroquois.

Théthys, qui épousa son frère Océan. Le soleil allait dormir chez elle. Quelqu'un a comparé l'eau qui se trouve dans le cerveau à l'océan traversé par les caravelles des découvreurs du Nouveau Monde. Une autre phrase : « L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie » (Bergson, Energie créatrice). Rien n'avance, je marche sur la laisse de l'océan, un miroir quand la vague se retire, à perte de vue, aussitôt terni. Les archives de Venise (une partie) s'étendent sur soixante kilomètres de rayonnages. Qui va les lire ? Qui va marcher en lisant pendant soixante kilomètres ? Nous ne savons rien, tout ce que nous avons pu savoir est oublié, tout ce que nous saurons est inconnu. Un seul des grains de sable collés sur mon pied est, par son état quantique, enchevêtré à celui de l'univers. 340 millions de neutrinos quittent mon corps chaque jour à la vitesse de la lumière. Une phrase : Alexandre d'Aphrodise donne pour rôle à l'homme celui de capteur (trappeur, percepteur, quêteur) du monde matériel et d'expéditeur vers l'Intelligence qui doit disposer d'une succession ininterrompue d'images sensibles. Le cerveau émet des photons par milliards qui se propagent dans l'univers à « temps zéro » : à vitesse infinie. Rien de cela ne dit rien encore. Ne peut pas le dire. Le langage le dissimule (dit-on). Et les chiffres. Google est un nain. Googol, le nombre, est d 10^100. Le nombre d'Holderness est de 10^70.000.000.000. 000. Il représente le nombre d'idées que pourrait avoir un cerveau humain. Je ne peux jamais m'empêcher de ramasser des coquillages dont je ne retiendrai jamais le nom. Beaucoup de mots sont comme les nuages, en permanence défaits à l'avant et renfloués à l'arrière. Le réel n'est pas dans les choses. D'autres particules, d'autres champs s'entremettent, s'entremêlent (Je les appelle des cogitons ! d'autres ont leurs corticons). Beaucoup de personnes, de laboratoires, en cet instant, travaillent sur la conscience, qui est dans mes phrases billevesées. Je ramasse un bout de papier car j'ai cru y voir une écriture, le bras arraché d'une poupée. Souvenir des nuits adolescentes dont une plage était la scène. Le rire d'une mouette, la délicieuse sensation d'avoir presque froid et d'enfiler un pull de laine. La conscience. Je ne parle ici qu'à moi. Je n'expose rien. Je le partage. Passe qui veut.

mardi 18 septembre 2007

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Le vent, les pieds mouillés sur les coquillages brisés, on ne peut parler de la nature comme de quelque chose de distinct de l’esprit, Schrödinger, celui du chat mort et vivant, l’a dit au cours d’un entretien, d’autres l’ont écrit, ainsi ou autrement, Aristote, Spinoza, l’âme et le corps, la pensée et l’univers, la substance mentale et la substance corporelle sont deux aspects d’un ordre unique. Pétale, plume, vague, rétine, soleil, photon, pensée : la conscience est une dimension de l’univers. Bayle (Objections à Poiret) : la matière peut penser d’elle-même sans l’intervention d’un Dieu. Locke, Maupertuis, Voltaire (« la matière pensante », Correspondance), Hegel (« les figures de la nature et de l’esprit, lesquelles ne sont qu’un mode particulier d’expression de la pensée pure », Encyclopédie, § 24. Add.2), C’est une autre manière de dire l’ignorance.
L’ignorance que nous partageons, comme nos étranges oreilles, les battements du cœur, la suspension de l’incrédulité. Bergson (la vie : « la conscience lancée à travers la matière »). Freeman Dyson (« Mind and intelligence are woven into the fabric of the universe »). La pensée est ce qui a lieu. Dès qu’il y a lieu la pensée est là. Rien de ce qui est ne pourra échapper à notre compréhension puisque nous sommes aussi. David Hilbert (gravé sur son tombeau : «Wir müssen wissen, wir werden wissen », « nous devons comprendre, aussi nous comprendrons »).
Nous ne savons pas. Mais, très bientôt, nous saurons, d’un seul coup, de l’enfant au vieillard, ce jour-là, tout le monde saura. Dès que le langage est apparu l’homme est allé vite. Dès que l’on saura de quoi on parle tout sera dit. Jeudi dernier, deux Japonais ont fait une publication sur l’origine de l’eau et de l’océan terrestre, un débat qui favorise les proportions deutérium/hydrogène, D/H, que j’ai une envie de lire D.H Lawrence, ou bien les météorites (chondrites recherchées dans les déserts, ça se vend bien). Jeudi dernier. Et je tombe sur une note : Eugenio Montale : « l’eau, comme nous, se pense elle-même ». Je ne sais ce qu’il voulait dire et que pourtant j’entends. Au départ du langage, l’océan n’était pas une mer (« thalassa »), mais un fleuve (« potamos ») dont les eaux vives repassaient continuellement dans le même lit. Il était une limite entourant la terre, les étoiles étaient lavées par son eau (Iliade, VIII, 13 et 478), sa forme était celle d’un serpent, l’apparence de la psyché primitive. Un seul auteur, Cornutus, un commentateur stoïcien, proposa une étymologie traitée de fantaisiste : « Okéanos, c’est la parole qui va vite et tout de suite se transforme ». On ne sait rien. Comme tout le monde j’aime regarder les vagues et les nuages. Bientôt nous saurons.

jeudi 13 septembre 2007

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Je ne vois pas, en écrivant, la couleur sable de ces pages, mais un cadre étroit entouré de tous les mots du présent, paramètres, modifier, modérer, afficher, sauvegarder. En commun nous avons le nombril, la conscience de soi, l'attente, l'énervement. La couleur sable de ces pages. Depuis bien des années je n'habite plus au bord de l'océan. Aucun dictionnaire ne donne l'origine du mot océan. Déjà, c'est loin et il y a longtemps, les "Allégories d'Homère" disaient, en parlant d'Okéanos, le père des dieux, que son "étymologie reste à établir". Et le Robert historique, des millénaires plus tard: cette étymologie "n'est pas connue".
J'aimais marcher sur la partie humide de la plage effacée par les vagues bruyantes, bleues, blanches, oui, mais parfois orange (ah, pas de "s"), toutes orange, comme le ciel est tout bleu, parce que le bleu peut diffracter et se répandre dans les draps du ciel, et toutes orange parce que le soleil naissant se casse - un accident rare - sur le miroir de l'eau.
Ce qui nous arrive, à nous, à nous tous, la moindre histoire, dépend de ce qui aurait pu se passer autrement, d'une infinité d'histoires différentes qui existent, qui existent véritablement, avant de nous arriver sous une forme unique, terrible, belle, désagréable, formidable . Toutes ces autres histoires (leur nombre est inimaginable, plus grand que celui des étoiles et des galaxies inconnues) qui se sont accordées pour nous surprendre par la survenue d'une seule d'entre elles, soudain matérialisée, dans un paysage, dans un visage, toutes existent dans l'ensemble de l'univers, elles y circulent à une vitesse "supra-lumineuse" (c'est l'expression), elles sont la matière de l'univers.

mercredi 12 septembre 2007

La vie continue

La pluie, le vent, le soleil, les nuages, la nuit, la faim, l'envie, la femme, l'homme, la joie, la sexualité, la jouissance, l'engendrement, l'incertitude, la douleur, la colère, la brûlure, la honte, les dents, les excréments, je commence la liste des savoirs partagés, permanents, la parole, l'attente, la précaution, l'eau, la rivière, la mer, la vague, l'herbe, l'arbre, les fleurs, il faut commencer par là. Aujourd'hui, des étoiles "hypervéloces" (d'une vitesse supérieure à 275 km/s) ont été vues traverser l'univers. Deux planètes habitables ont été installées dans Gliese 581 (système à 20,5 années-lumière - mesure de distance qui n'a aucun sens: la vitesse de la lumière n'est pas un étalon). Aujourd'hui, "l'existence de la vie prouve que l'univers est infini: avec un nombre infini d'étoiles et de planètes". Aujourd'hui, la singularité du Big Bang n'implique un Créateur divin que si l'effondrement gravitationnel dans un trou noir implique un divin Destructeur. Ce sont des pensées venues jusqu'à moi et à qui cherche des nouvelles de ce genre ce jour de septembre, j'étais dans la forêt, j'étais dans les livres, j'étais devant mon écran. Je poursuis la liste de ce que nous savons tous, les yeux, les oreilles, les fruits, les orteils, la mort, les parfums, l'incompréhension, ce que nous savons tous, ce que nous apprenons tous les jours.