Tout le monde a marché au bord de l'océan. Des phrases, anciennes ou toutes fraîches, roulent avec les vagues : « Le savoir n'est pas conquis par l'effort humain sur une nature qui ne ferait que s'offrir passivement comme objet, il fait partie d'une stratégie de la nature elle-même qui désire accéder, à travers l'homme, à quelque chose comme la conscience de soi ». Déferlement, écume, puces de mer. La phrase est de Sénèque, De Otio, je laisse le titre latin parce que c'est un mot qui n'a plus d'équivalent. Seule a survécue sa négation, le négoce, la recherche du profit pendant le sommeil et dès l'ouverture des paupières. Le sommeil, dans la liste du partage. Nul ne connaît son pourquoi. Le rhume, le lacet défait, la honte, les ongles, les cils. Une autre phrase : « C'est l'Intellect qui a besoin de ton corps comme objet, qui fait cette expérience et qui la communique à l'agrégat ». Lui, c'est l'Anonyme d'Oxford. Ou de Giele. Qui était-il ? Perdu dans la foule (qui viendrait penser en nous ? Ou bien serions-nous ce qui est pensé ?). Partageons-nous la même pensée comme les abeilles le miel ? Le bonheur est-il une couverture commune que chaque endormi tente de tirer à lui ? De qui sont les phrases ? Averroès, le cadi de Cordoue, ignoré chez lui : Les éditions de ses œuvres sont une traduction latine d'une traduction hébraïque d'un commentaire fait sur une traduction arabe d'une traduction syriaque d'un texte grec. Les vagues, les pensées, ont porté ses deux intellects, l'un susceptible de devenir toutes les choses en les pensant, l'autre rendant ces choses intelligibles.
Les puces de mer sautent, sautent, vivent, s'enfouissent. Carnéade de Syrène n'a rien écrit, les écrits de ses disciples ont péri, il n'est connu que par de brefs emprunts dans des traités qui nous sont parvenus très lacuneux (je parle de mémoire incomplète). Or, on lui attribue une des plus fines théories de la connaissance. Sénèque, le précepteur de Néron et qui se trancha les veines sur l'ordre de son élève (parangon de la pédagogie), Dumas est allé voir sa maison natale à Cordoue (elle était devenue maison close) parce qu'il avait prédit la découverte de l'Amérique, là-bas de l'autre côté des vagues. « Viendront avec les années des temps où l'océan relâchera les barrières des choses, où Théthys dévoilera de nouvelles contrées ». Célèbre élucubration. Sénèque, c'est vrai, est aussi le nom d'un peuple iroquois.
Théthys, qui épousa son frère Océan. Le soleil allait dormir chez elle. Quelqu'un a comparé l'eau qui se trouve dans le cerveau à l'océan traversé par les caravelles des découvreurs du Nouveau Monde. Une autre phrase : « L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie » (Bergson, Energie créatrice). Rien n'avance, je marche sur la laisse de l'océan, un miroir quand la vague se retire, à perte de vue, aussitôt terni. Les archives de Venise (une partie) s'étendent sur soixante kilomètres de rayonnages. Qui va les lire ? Qui va marcher en lisant pendant soixante kilomètres ? Nous ne savons rien, tout ce que nous avons pu savoir est oublié, tout ce que nous saurons est inconnu. Un seul des grains de sable collés sur mon pied est, par son état quantique, enchevêtré à celui de l'univers. 340 millions de neutrinos quittent mon corps chaque jour à la vitesse de la lumière. Une phrase : Alexandre d'Aphrodise donne pour rôle à l'homme celui de capteur (trappeur, percepteur, quêteur) du monde matériel et d'expéditeur vers l'Intelligence qui doit disposer d'une succession ininterrompue d'images sensibles. Le cerveau émet des photons par milliards qui se propagent dans l'univers à « temps zéro » : à vitesse infinie. Rien de cela ne dit rien encore. Ne peut pas le dire. Le langage le dissimule (dit-on). Et les chiffres. Google est un nain. Googol, le nombre, est d 10^100. Le nombre d'Holderness est de 10^70.000.000.000. 000. Il représente le nombre d'idées que pourrait avoir un cerveau humain. Je ne peux jamais m'empêcher de ramasser des coquillages dont je ne retiendrai jamais le nom. Beaucoup de mots sont comme les nuages, en permanence défaits à l'avant et renfloués à l'arrière. Le réel n'est pas dans les choses. D'autres particules, d'autres champs s'entremettent, s'entremêlent (Je les appelle des cogitons ! d'autres ont leurs corticons). Beaucoup de personnes, de laboratoires, en cet instant, travaillent sur la conscience, qui est dans mes phrases billevesées. Je ramasse un bout de papier car j'ai cru y voir une écriture, le bras arraché d'une poupée. Souvenir des nuits adolescentes dont une plage était la scène. Le rire d'une mouette, la délicieuse sensation d'avoir presque froid et d'enfiler un pull de laine. La conscience. Je ne parle ici qu'à moi. Je n'expose rien. Je le partage. Passe qui veut.